En-tête d'un tract électoral de 1932 (ADLC - 3 M 548)
L'EPREUVE ELECTORALE
 
 
Avant de s'intégrer au jeu démocratique républicain, le parti communiste a systématiquement mené campagne en marge. L'élection n'est alors conçue que comme un moment de propagande puisque le pouvoir ne saurait être conquis dans les urnes : dans l'imaginaire révolutionnaire, l'alternative ne supporte pas d'alternance. Pour l'historien, c'est l'occasion d'observer une part de la pratique militante et les effets réels produits sur l'opinion.
 
La vieille défiance du mouvement socialiste envers le suffrage universel est reprise par les communistes au moment où elle s'affaiblit chez les frères ennemis de la SFIO. Dès 1921, deux responsables romorantinais (Gustave Giraudet et Fernand Grenouillon) parlent "d'apparence trompeuse du suffrage universel" ("Ce que nous pensons… " - ADLC - 4 M 222). En février 1924, Sylvain Chevet, ancien Secrétaire de la Fédération, fait état, dans une réunion fédérale, d'une circulaire de la fédération de la Seine condamnant le suffrage universel (ADLC - 4 M 223) au profit du "suffrage des seuls travailleurs des villes et de la terre à l'exclusion de tout parasite aristocratique ou bourgeois ". Le rapport du Commissaire de police ne note pas de divergences dans l'assistance sur ce sujet: l'idée ne heurte aucun délégué.
 
La bolchevisation du parti accentue d'autant plus le rejet du suffrage universel que celui-ci n'est guère favorable aux candidats présentés. Avant même la scission de Tours, Gustave Giraudet avait bien exposé dans le "Progrès de Loir-et-Cher" (4 avril 1920) le système électoral idéal : seuls votent et sont éligibles ceux qui ne tirent pas profit du travail d'autrui. Mais cela supposait que le pouvoir ait été déjà conquis et que la bourgeoisie -réputée non électrice ni éligible- n'ait plus son mot à dire. En attendant ce "grand soir", illusion ou non, le parti participe à des élections déclarées secondaires vis à vis de l'objectif affirmé : la prise du pouvoir. Comment expliquer cette contradiction aux ouvriers qu'on appelle à voter pour des candidats communistes ?
 
réunion en 1928
En 1928, au cours d'une réunion électorale, un orateur (cité par le Commissaire de police de Blois - rapport du 26 février 1928 - ADLC - 3 M 541) s'y essaie. La bataille, estime-t-il, doit être "menée avant tout hors du parlement" mais "la campagne électorale offrira au Parti communiste l'occasion de montrer clairement aux classes laborieuses les véritables buts poursuivis par la bourgeoisie ".
 
Ainsi, le "prétendu suffrage universel", dépouillé de sa fonction souveraine, sera réinvesti en pédagogie sociale et politique. Remarquons qu'en même temps, l'électorat populaire (pour utiliser une expression qui fera fortune) a, lui, intégré l'importance du suffrage universel, comme en témoignent les taux de participation élevés aux scrutins. Même si l'imaginaire social reste en partie marqué par les passions révolutionnaires, la masse de la population est désormais acquise au primat de l'élection. Jusqu'en 1936 au moins, les dirigeants communistes auront donc du mal à convaincre les ouvriers et les paysans loir-et-chériens de voter pour des candidats aussi peu soucieux d'être élus dans un Parlement brocardé comme sans importance.
 
Une affiche de 1932 nous en dit beaucoup sur la façon dont les communistes envisagent alors leur place dans la société.
Affiche pour les élections de 1932 (circonscription de Romorantin). Elle est présentée ici en deux parties (le surlignage rouge est de notre fait) - ADLC - 3 M 548
Le propos n'est pas ici de revenir sur la terrible décennie qui s'ouvre. Rappelons seulement que l'échec du "cartel des gauches" a ramené au pouvoir Raymond Poincaré, de 1926 à 1929, et, après lui, des coalitions de droite jusqu'aux élections de 1932. Celles-ci voient le net succès de la gauche avec, pour la première fois, un parti socialiste (SFIO) en tête en nombre de voix. Mais si les radicaux-socialistes, parti dominant, ont lié leur sort électoral à la SFIO, leur base évolue plutôt vers le centre, ce qui ne rend pas très lisible leur cheminement. Les socialistes quant à eux refusent encore de gouverner avec des "bourgeois". Le tout explique qu'un vote de gauche aboutit à des gouvernements de droite ou de centre-droit.
Les communistes qui pourraient tirer partie de la profondeur de la crise économique pour justifier leurs analyses, ne sont pas sortis de leur phase ouvriériste et ils touchent leur plus bas en termes d'adhérents : les rapports confidentiels du commissaire spécial d'Orléans signalent 300 adhérents dans le département en juin 1930 et 240 en juillet 1932, dispersés sur une trentaine de communes.
 
Le virage de "l'antifascisme" n'a pas encore été pris par l'Internationale -c'est-à-dire par Staline : le parti français est donc toujours sur la "ligne de classe" adoptée en 1928, qui lui fait considérer le parti socialiste comme l'adversaire principal. Il y a là source d'un nouveau malentendu entre un discours communiste contre l'alliance entre "bourgeois de gauche" et "bourgeois de droite" et la perception de la réalité politique locale par l'électorat populaire : comment convaincre ce dernier que les "politiciens bourgeois" sont solidaires quand la violence de leur affrontement éclate à toute occasion ?
On a vu à Contres, en avril 1928 , les partisans du Maire socialiste et candidat député, Robert Mauger, mettre à sac le magasin où les partisans de son adversaire victorieux s'étaient repliés. De manière presque identique, en mai 1932, le député sortant socialiste, Richard Georges, manifeste en chantant l'Internationale à la tête de plusieurs centaines de ses partisans, la nuit des résultats qui le donnent battu, et les autorités du maintien de l'ordre -commissaire de police et lieutenant de gendarmerie - ont beaucoup de peine à le dissuader d'aller à l'Hôtel du Lion d'Or où son adversaire victorieux a installé sa permanence. Malgré une pluie violente et la présence de nombreux gendarmes à pied et à cheval appelés en renfort, la foule (entre 1500 et 1800 personnes selon les rapports !) ne se disperse que très tard dans la nuit et des patrouilles sont nécessaires jusqu'au petit jour pour garantir le calme, pendant que les partisans du nouvel élu de droite sont évacués de l'Hôtel par petits groupes.
Dans de telles circonstances, le discours communiste anti-socialiste perd sa crédibilité dans l'électorat de gauche.
"Classe contre classe" : ce slogan simple convient bien sans doute à la poignée d'adhérents résiduels. En 1932, le candidat romorantinais, André-Edouard Roguet, appartient à la première génération communiste, formée à l'école de Gustave Giraudet . Quand ce dernier a dû quitter Romorantin en 1923, à la suite d'une mutation-sanction, c'est lui qui a succédé à l'intransigeant professeur de philosophie. Le Sous-préfet et les policiers notent alors sa bonne intégration et sa moralité impeccable. Mais, conformément à la vision qu'ils se font de la représentation politique -affaire de notables ou de diplômés - ils ont une médiocre opinion de ses capacités et l'ouvrier de l'usine Normant ne les inquiète guère.
 
Son activisme est pourtant indiscutable. Entièrement voué à l'animation politique et syndicale, il a créé dans son usine une section de la CGTU, sans doute la plus importante du département ; il est aussi à l'origine d'une cellule de "jeunes communistes" qui compte presque autant d'adhérents que celle des adultes, et on le voit au bureau de toutes les réunions publiques communistes ou syndicales unitaires. Quand l'Internationale a imposé l'ouvriérisation aux sections communistes nationales, il a naturellement été le candidat du parti aux élections. Les thèmes mis en avant convenaient parfaitement à sa propre vision : il existe deux camps, celui des exploiteurs et celui des exploités et les communistes occupent seuls le second, quand les socialistes appartiennent au premier.
Les campagnes électorales sont en général rudes, on l'a déjà signalé, au cours des années 20 et surtout 30 ; celles du sud du département se distinguent par leur violence. La personnalité du député-maire de Romorantin, Richard Georges, renforce encore le clivage gauche-droite : à l'image de la SFIO d'alors, et comme les Maires de Blois et de Contres,  il conduit dans un langage très dur une politique municipale de gauche plutôt modérée. L'adversaire de droite, Jean-Jacques Dumoret, ne le lui cède en rien quant à l'agressivité. Il existe aussi, à la même époque, une phraséologie d'extrême-droite qui, outre sa xénophobie, manifeste, dans un langage bien souvent proche de la vulgarité, un refus radical de la démocratie républicaine, présentée comme "une foire d'empoigne" dans laquelle les "politiciens" sont des "voleurs", que personne ne peut "coffrer" ou "pendre" puisqu'ils sont "blanchis" par leurs "copains de la Haute-Cour".
Propagande anti-socialiste et anti-républicaine (1928)
ADLC-3 M 541 et 548
Bref, la campagne communiste est dans le même ton général de violence et de mépris verbaux, qui traduit les fractures de la société française au cours des années 30. Ce qui la distingue des autres -hormis l'extrême-droite absente du scrutin-, c'est son parti-pris délibéré de se situer hors du champ électoral tel que la République l'a constitué.
 
Le vocabulaire communiste n'entre pas, lui, dans le registre faussement populaire de "L'Action française", mais il vise également à renforcer la radicalité de la différence : les autres partis sont des "cliques" ou des "bandes", les autres candidats, des "politiciens" -les mots portant toute leur charge péjorative. La propagande n'attaque pas l' "adversaire" mais l' "ennemi", pas des concurrents mais des "canailles" ; le régime n'est pas en difficulté ou même corrompu mais "pourri" ; l'influence des socialistes ne doit pas être critiquée mais "brisée" et la bourgeoisie ne sera pas combattue mais "abattue" . Le lettrage de l'affiche lui aussi participe à la pédagogie de la rupture : imprimer en caractères semblables "réaction", "bourgeoisie", "parti socialiste", c'est dire que les mots appartiennent au même champ politique, qu'ils désignent des réalités proches sinon identiques.
 
Dans sa forme comme dans son contenu, l'affiche entend donc montrer la nature essentiellement différente de la participation communiste au processus électoral: mensonge général d'un côté, celui de la bourgeoisie, toutes tendances confondues, intransigeance de l'autre, seul contre tous. L'isolement qui couronne le slogan "classe contre classe", répété quatre fois, fonde l'identité communiste, le refus de toute "discipline républicaine", c'est à dire le refus de tout compromis.

titre d'une affiche de 1932

Il reste à s'interroger sur cette posture identitaire délibérément marginale. L'affiche a beau affirmer que le "communisme vit", qu'il a même augmenté son score, les 340 voix obtenues -contre 321 en 1928 ! - ne représentent que 1,9 % des inscrits (1,8 % en 1928). A Romorantin même, André Roguet , pourtant honorablement connu aux dires mêmes de la police, et qui suscite une certaine sympathie dans le monde ouvrier, n'obtient que 67 voix (2,8 % des inscrits), qui le quittent en grande partie pour aller soutenir au second tour le socialiste Richard Georges, la seconde "canaille" dénoncée. La profession de foi qui ouvre l'affiche ("le communisme vit ! Il vaincra !") ne suffit pas à mobiliser au-delà du premier cercle des adhérents, lequel, on l'a vu, n'est guère conséquent : de 340 voix au premier tour, l'électorat communiste tombe à 85 au second -et ce n'est pas mieux dans les autres circonscriptions.
 
Le mépris du suffrage universel suffisait-il à lever les doutes et les déceptions sur cette inexistence électorale ? Il fallait tout de même bien justifier un combat aussi peu valorisant. Outre leur certitude, empruntée à Lénine et rappelée par Gustave Giraudet ( "Ce que nous pensons, ce que nous voulons", page 27) d'être "ceux qui indiquent la véritable route", les militants les plus fidèles avaient une explication, répétée deux fois au début et à la fin de l'affiche, et elle aussi déjà formulée dans l'ouvrage cité : ouvriers et paysans, "indolents", "inconscients" ou "aveugles" sont sous "l'influence néfaste" des "partis bourgeois" -socialistes en tête. D'où la nécessité, presque exclusive, de "briser" cette influence…
 
La briser ou s'y briser. Car, poursuivant leur voie, les "dissidents" réformistes de 1920, ont fait mieux que garder la "vieille maison" socialiste, ils l'ont largement consolidée. Entre 1920, année de la scission, et 1936, celle du Front Populaire, la SFIO s'est imposée comme parti principal en Loir-et-Cher, au point de compter 3 députés sur 4 (en incluant, il est vrai, un "socialiste indépendant", Louis Besnard-Ferron à Vendôme). Les communistes, vainqueurs du Congrès de Tours, ont suivi un chemin inverse.
Le seul vrai succès électoral municipal est à l'actif de Gustave Giraudet, à la faveur d'une élection partielle, au cours de l'été 1921. Quelques mois seulement après l'officielle naissance du parti communiste, on peut douter toutefois qu'il s'agisse d'une victoire politique : elle vient plutôt récompenser un professeur de philosophie -ce n'est pas rien alors -respecté et très actif.
Passé cet unique épisode, les communistes, arc-boutés sur leur vision léniniste du parti et du pouvoir, se heurtent très vite au rejet ou à l'indifférence de l'électorat, autant urbain que rural. Les cartes et les chiffres sont éloquents pour les scrutins législatifs.
Les élections locales présentent plus de difficultés d'appréciations en raison de l'absence d'étiquettes politiques précises dans la plupart des communes rurales. Quand les services préfectoraux s'essaient à un classement des élus par familles politiques, ils ne signalent que rarement des communistes. En 1925, un seul est certain : Sylvain Chevet, maire de Saint-Romain, deux autres possibles : à Chaumont/Loire au sein d'un "cartel des gauches" et à Lamotte-Beuvron, mais dans ce dernier cas, deux feuilles portent des renseignements différents, SFIO, l'une, communiste, l'autre. En 1929, 4 conseillers municipaux sont identifiés communistes (à La Bosse, Maray, Pruniers, Saint-Ouen), mais "communiste" n'est parfois qu'un terme générique pour désigner une opinion très avancée, par exemple celle d'un socialiste un peu plus radical. Sylvain Chevet, toujours Maire, est, cette fois, noté SFIO.
En 1933, le Maire de Saint-Avit est signalé communiste militant par le Sous-préfet de Vendôme -anti-communiste quelque peu obsessionnel. L'information est, cette fois, confirmée par le Préfet d'Eure-et-Loir. Une autre source, postérieure à la libération (rapport du préfet en mai 1945) fait état de 5 conseillers communistes pour le département entier aux élections municipales de 1935. On est ici dans les marges les plus étroites même si l'on peut supposer que d'autres sympathisants communistes avaient été élus sur d'autres critères qu'idéologiques.
ADLC - 1 M 83
Les votes politiques
 
Aux élections législatives de 1924, 1928, 1932, 1936, comme aux partielles (1929 et 1935) le parti communiste présente chaque fois des candidats. Le faible effectif militant, la volonté de sélectionner en priorité des travailleurs manuels et le fait qu'être candidat communiste peut entraîner un handicap professionnel, ne facilitent pas un choix local. La moitié au moins des 15 candidats présentés par le parti communiste n'étaient pas originaires du Loir-et-Cher ou s'en étaient éloignés, comme Gaston Tessier, typographe, ou encore Yvon-Michel Vaudour, cheminot devenu Conseiller Municipal à Saint-Pierre-des-Corps.

élections législatives de 1932

élections législatives de 1936

 
2 circulaires électorales pour les élections législatives, de 1932 (à gauche) et de 1936 (à droite) (ADLC - 3 M 548 et 552)
 
   
Résultats obtenus par les candidats communistes aux élections législatives: nombre de voix et, entre parenthèses, pourcentage des électeurs inscrits.

L'analyse de nombres aussi faibles rend difficile la distinction de tendances. Essayons-nous tout de même à cet exercice selon trois axes.

Circonscription
1924
1928
1932
1936
BLOIS-I
348 (1,7 %)
473 (2,3 %)
414 (2 %)
1 160 (5,7 %)
BLOIS-II
156 (0,9 %)
272 (1,6 %)
122 (0,7 %)
651 (3,9 %)
ROMORANTIN
484 (2,7 %)
321 (1,8 %)
340 (1,9 %)
637 (3,4 %)
VENDOME
301 (1,5 %)
462 (2,3 %)
457 (2,3 %)
1 914 (9,5 %)
DEPARTEMENT
1 289 (1,7 %)
1 528 (2 %)
1 333 (1,8 %)
4 362 (5,8 %)
   
 
Le vote communiste est-il, d'abord, un vote socialiste plus radical que le vote SFIO ? Ce pourrait être le cas si les scores communistes étaient les plus forts là où, antérieurement à la scission de 1920, un électorat socialiste s'était nettement exprimé. Ce n'est pas ce qui s'est passé : dans les 82 communes où les socialistes dépassaient 10 % des inscrits en 1919, 9 seulement ont un score communiste supérieur à 5 % en 1924, pour 33 d'entre elles, il est inférieur à 1 % et dans 15 autres, il est égal à … zéro. Il semble même n'exister aucune corrélation entre les votes socialistes -voire de gauche - antérieurs, et les votes communistes postérieurs à 1920, au moins jusqu'en 1936.
 
Peut-on ensuite rattacher la préférence électorale communiste à un vote urbain réputé plus ouvrier ? Là non plus, le critère n'apparaît pas très pertinent. Sur les 13 communes où le score communiste dépasse 5 % en 1924, 4 ont moins de 100 électeurs inscrits, 3, moins de 200, 1 seule plus de 1000. Département peu industrialisé et urbanisé, le Loir-et-Cher ne compte que 3 communes (Blois, Vendôme, Romorantin) avec plus de 2 000 électeurs inscrits : entre 1924 et 1936, le score moyen communiste y évolue de 3,9 % à 6,4 % des inscrits (2,6 % en 1928 et 2,7 % en 1932) pour une moyenne départementale  de 1,7 % (1924) à 5,8 % (1936) : la différence est perceptible mais guère éclatante. Un dernier exemple confirme la faible corrélation entre le vote communiste et son caractère urbain. En 1936 , il atteint ou dépasse 10 % des électeurs inscrits dans 65 communes représentant 1 électeur sur 6 ( 16,9 %) : 28 ont moins de 100 électeurs,  35, entre 100 et 500 et 2 seulement, plus de 500
 
Un mouvement de contestation aussi radicale de la société pouvait difficilement s'imposer d'emblée. Après tout, les bolcheviques russes eux-mêmes ne furent jamais majoritaires dans une élection libre -y compris après leur prise du pouvoir en octobre-novembre 1917 ! Peut-on au moins parler d'une implantation progressive, d'une diffusion dans les profondeurs de la société rurale loir-et-chérienne ?
 
Le fait ne se vérifie que dans 48 communes (16,3 %) où le vote communiste a été en constante progression -même faible - entre 1924 et 1936. Ces communes regroupent un cinquième de l'électorat loir-et-chérien, distribué dans un ensemble allant du plus rural (6 communes de moins de 100 électeurs inscrits) au plus urbain à l'échelle du Loir-et-Cher (1 commune de plus de 2000 électeurs inscrits). Encore faut-il préciser que dans la moitié des cas, les communistes partaient de …0 voix en 1924 et qu'en 1936, 15 d'entre elles restaient sous la barre des 5 %. Cette barre fut d'ailleurs rarement franchie avant 1936 (dans 38 communes sur 295) et le nombre de celles qui restèrent constamment au-dessus entre les deux guerres est infime : 3, toutes rurales. On ne peut donc guère parler d'une montée progressive du vote communiste avant la seconde guerre mondiale. Il existe en revanche une accoutumance puisque le nombre de communes sans vote communiste décroit sans cesse : de 102 (plus d'une sur trois) en 1924 à 76 en 1928, 72 en 1932 et 13 (une sur vingt) en 1936.
En 1936, le nombre de voix recueillies fait plus que tripler -le total restant modeste (5,8 % des inscrits). Ce "saut" positif mérite d'être évoqué. Le brusque virage de l'Internationale qui fait passer le mouvement communiste du combat "classe contre classe" -c'est à dire essentiellement contre les partis socialistes - à la lutte "anti-fasciste" -autrement dit à l'union avec le reste des gauches (en France, radicaux compris), lui autorise un espace électoral moins fermé. Il suffit de lire l'une des circulaires diffusée en 1936 pour s'en convaincre.
 
extrait de circulaire électorale - 1936
La différence est saisissante par rapport à 1932. Des mots ont à peu près disparu : bourgeois et bourgeoisie, ou capital et capitalisme. D'autres sont promus : France, nation, peuple. Sans rien abandonner des bases léninistes - abandon du suffrage universel au profit d'un scrutin ouvert aux seuls "travailleurs", dévolution de tout le pouvoir à des "soviets", expropriations, etc.…- le texte ne fait pratiquement plus référence à des notions de combat, d'affrontement avec un adversaire-ennemi désormais réduit à "200 familles". Les mots mis en avant sont délibérément positifs et "déprolétarisés" : grandeur, prospérité, liberté et surtout paix. Les références historiques sont bien sûr révolutionnaires, à peine différentes de celles de l'univers radical-socialiste : 1793 (mais non 1789…), 1830, 1848, et, marque distinctive, 1871 (sans utiliser le mot "Commune" …) mais inscrites dans une continuité nationale sans autre mention de "classe" que celle qui fait l'unanimité contre elle : la noblesse des marquis et des comtes… Le cœur de la déclaration est, comme il se doit, consacré à l'exaltation de l'URSS dans une vision enchantée et messianique classique.
Ce langage sans rugosité excessive ne pouvait certes séduire aucun notable radical-socialiste, définitivement opposé à tout collectivisme même fleuri, mais il ouvrait, à ceux qui cherchaient un souffle nouveau dans cette période si difficile, un espace de convivialité politique. Plus encore, il intégrait, dans un corps social rural méfiant, des communistes perçus jusqu'alors comme des doux (au mieux) ou redoutables (le plus souvent) rêveurs. Sans être bouleversants, les résultats électoraux marquent un petit décollage. Ils tendent à s'homogénéiser, avec plus de 5 % des électeurs inscrits dans la moitié des communes du département (145 sur 295), représentant 40,3 % de l'électorat.
Et sans doute pour la première fois une part faible de l'électorat socialiste se risque à franchir le pas communiste. Le transfert apparaît dans les chiffres. En 1932, SFIO et communistes obtenaient 35,3 % des suffrages inscrits; légers progrès en 1936, conformes au vote de gauche pour le Front Populaire, avec pour les deux partis, 36 %. Mais le partage  s'est un peu modifié, au profit des communistes : les candidats SFIO ou assimilés régressent de 33,5 à 30,2 % des inscrits quand ceux du parti communiste passent de 1,8 à 5,8 %.
 
Dans le Vendômois, le candidat communiste a sans doute paradoxalement bénéficié de la forte position d'un socialiste indépendant (Louis Besnard-Ferron), son élection quasi-assurée favorisant les échappées et les votes de cœur. La Sologne est au contraire marquée par une lutte farouche entre les socialistes et la droite : les électeurs de gauche les mieux disposés à l'égard des communistes n'entendaient pas distraire leur voix -version passée du "vote utile"…  A Blois, la présence inexpugnable des radicaux-socialistes sous la bannière de Camille Chautemps, ne laissait guère de place aux autres forces de gauche, mais les communistes triplaient leurs voix, ce qui constituait un beau succès. En bref, les communistes étaient passés d'un vote d'oasis en 1924, 28, 32, à une présence mieux assurée en 1936.

Ainsi, avant la seconde guerre, il n'existe pas de courant communiste conséquent dans l'opinion loir-et-chérienne. Cette indifférence ou ce rejet sont compréhensibles dans un département rural sourd aux discours extrêmes: aucune concentration urbaine et industrielle, par conséquent, à cette époque, aucune concentration de dénuement ou de misère qui puisse fournir un point d'appui à l'expression communiste locale. L'étonnant tient à la pugnacité de la poignée de militants, indifférents à l'indifférence, qui continuent à promouvoir des idées aussi peu écoutées. Comment ont-ils  pu maintenir leur espérance -condition même de leur combat ? D'autres qu'eux -leurs frères-ennemis socialistes -étaient animés par une conscience des injustices sociales, peut-être moins aigüe que la leur, mais suffisamment forte pour les pousser à l'action politique. Et une part conséquente de l'électorat populaire les écoutait, eux. Aux communistes, il fallait donc d'autres énergies que la sympathie d'une partie de la société, pour alimenter un volontarisme militant, pour justifier un combat sans issue. Ce fut la fraternité du groupe -la " contre-société " communiste- rigoureusement encadrée par des structures partisanes hiérarchisées et sécurisantes. Ce fut, par-dessus tout, la certitude concernant l'existence d'un "ailleurs" en Union Soviétique, monde accompli, sans chômage, où un "homme nouveau" était déjà né, où la "grande espérance de fraternité humaine" qui les animait avait trouvé une patrie.