Ce que nous pensons...
L'opuscule , écrit en mars 1921 par Gustave Giraudet et Fernand Grenouillon, "délégué" désigné par ses initiales F.G., 3 mois après le congrès de Tours, se veut didactique "pour faciliter la compréhension de [l'] action par la masse". La forme adoptée s'efforce donc à la simplicité : questions brèves, réponses assurées, vocabulaire accessible, argumentaire carré.
 
Les deux auteurs exposent là sans fard leurs convictions, lesquelles ont pour eux la force de l'évidence, même si plusieurs questions, d'apparence naïve, semblent autant issues de leurs propres doutes ou débats que des interrogations du public, en particulier celles touchant à l'organisation du travail ou à la conquête du pouvoir. "Pourquoi ne parlez-vous pas de l'insurrection armée ?" se demandent-ils par exemple, en abordant un vieux thème de dissensions au sein du mouvement socialiste français.
 
Au-delà des circonstances -la scission du Congrès de Tours toute proche- qui leur inspirent des propos vengeurs sur les "politiciens", les "socialistes bourgeois", les "valets réformistes" ou les "dissidents", on peut lire dans ce catéchisme révolutionnaire la vision du monde et des êtres qu'avaient des militants au sortir de la guerre 14-18, des militants héritiers de la tradition socialiste française, moins marxiste qu'utopiste, et, en dépit de l'allégeance bolchevique revendiquée, assez peu léninistes.
 
Les auteurs ne produisent aucune description de la réalité sociale de leur temps. Ils s'en tiennent à une dénonciation globale de la loi des Riches et de la concurrence, tenant pour acquise la nocivité essentielle de l'une et de l'autre, sans chercher à étayer leur démonstration avec des exemples qui ne devaient pourtant pas leur manquer.Travail de conviction donc, plus que de raison, dans lequel les connaissances précises et documentées n'ont pas leur place. D'où le moralisme de bien des arguments.
Bien qu'on ne découvre aucune trace de son utilisation comme outil de formation ou de propagande, il est possible que l'opuscule ait eu un certain retentissement. Sur les militants issus de la scission d'abord. L'exaltation du congrès de Tours passée, ils se sont vite rendus à l'évidence : la rupture avec les "dissidents" ne les a pas renforcés. Non seulement le mouvement ne recrute pas mais ceux qui sont restés, loin de s'estimer capables de convaincre "la masse", sont privés de dynamisme. D'ailleurs, la section de Blois ne cesse de demander au "centre" un orateur pour animer une réunion publique, faute de pouvoir en produire un. Les adhérents n'ont pu qu'être impressionnés par un ouvrage de conception locale qui donnait à leur mouvement et à leurs certitudes une assise théorique. Quand la cruelle carence de cadres les a contraints à rechercher un secrétaire fédéral, c'est donc vers Gustave Giraudet que quelques-uns se sont tournés (Congrès fédéral du 18 décembre 1921 ; rapport de police, ADLC 4 M 222) -avant que l'idée soit abandonnée.
 
La présence de l'opuscule en plusieurs exemplaires dans la liasse 4 M 222 souligne aussi l'attention que lui ont portée les fonctionnaires de police, en raison sans doute de la personnalité de son auteur principal  (le second, Fernand Grenouillon, militant issu du pacifisme et de l'anarchisme, ne possédant ni les mêmes talents d'expression, ni la même influence). D'où la surveillance étroite et finalement le déplacement du professeur de collège en 1923.
 
L'ouvrage est partagé en 10 chapitres très inégaux (d'une petite page : " les politiciens ", à 6 : " la transformation sociale "), structurés en 52 questions. Le nombre de chapitres et de questions doivent plus à la symbolique des nombres qu'aux exigences de l'exposé: est-ce seulement une facétie des auteurs, décidés à subvertir la forme des catéchismes "réactionnaires" ?
Comment un communiste des origines, cultivé, se représente-t-il le monde dans lequel il vit ?
 
Essentiellement comme un ensemble fini dans lequel un petit nombre, les Riches (page 8, notons la majuscule), "accaparent" les "grands moyens de productions" (page 6). Fini, car les deux ressorts du progrès, "l 'effort humain" et "les ressources naturelles", sont "limitées" (page 12). Fini également puisque le "capital" a d'ores et déjà acquis tout l'espace de la production. Il existe donc une citadelle,  celle du capitalisme, constituée des "intérêts privés" auxquels l' "intérêt public" est nécessairement "sacrifié" (page 6).
 
L'idée de l'achèvement du monde - entendons : le monde sous régime capitaliste - domine tout l'argumentaire. Aucune perspective d'évolution, d'adaptation, n'est envisageable: on ne peut en concevoir un autre qu'à partir de sa destruction. Comme les premiers communistes sont en concurrence avec les "dissidents" et autres "réformistes", dont les discours développent la même thématique anti-capitaliste, il importe alors de démontrer que tous les moyens imaginés jusque là pour combattre le capital sont vains. 
 

pour l'expropriation révolutionnaire
 
Des réformes ? Elles ne font qu' "user" la "force révolutionnaire" et "consolider" la "classe capitaliste" (page 4). Les "expropriations pour cause d'intérêt public" ? Non, car le "régime capitaliste" sacrifie l'intérêt public à l'intérêt privé (page 6). L'acquisition des outils de production par des travailleurs économes ? Pas davantage, car l'outillage nécessaire est hors de portée. Les coopératives ? Question épineuse tant cette forme mobilisait d'espoirs. Et question capitale : si la coopérative est capable d'entrer dans le jeu de la production à armes égales avec les capitalistes, ne devient-elle pas alors une forme majeure de combat ? Illusion, répondent les auteurs au terme d'une argumentation un peu embarrassée (pages 11-12) :
 
1-la "propriété illimitée (…) organisée par la loi des riches " n'admet que la concurrence ;
2-la concurrence n'est possible qu'entre "fractions capitalistes" car jamais les "conseils ouvriers" ne pourront "exproprier" ou "absorber" les "actuels possédants";
3-de toutes façons, "la loi protége le capitaliste" et d'ailleurs, "les gouvernants sont prêts à la violer" ;
4-"la concurrence est limitée par la capacité de l'effort humain" et les ressources naturelles.
[Note: La circulaire n° 3, signée le 16 janvier 1922 par Frossard -secrétaire général- rappelle le "devoir absolu à tous les membres du parti": "adhérer à la ccopérative de consommation de leur commune ou de leur quartier (...) y poursuivre une propagande persévérante et systématique pour conquérir au communisme le plus grand nombre de coopérateurs" et (souligné par nous) "partant la coopérative elle-même" - Sur ce terrain, Giraudet était donc plus léniniste que son propre parti.]
 
Conclusion : on ne détruira pas la citadelle capitaliste avec les coopératives. Seule demeure " l'expropriation révolutionnaire " (page 12).
 
 
  
Dans sa "Chronique romorantinaise", publiée par le "Progrès du Loir-et-Cher" le 5 mars 1920 sous son pseudonyme, Stephanus, Gustave Giraudet a déjà explicité sa vision de l'économie "socialisée". "Supposé le grand soir venu", l'usine textile Normant, de Romorantin,  prise comme exemple, sera d'abord expropriée grâce à une "loi rouge". Dans une deuxième étape, les conditions d'indemnisation des anciens propriétaires seront fixées de telle sorte qu'elles rendront l'indemnisation impossible -mais la poursuite pénale, probable. Il faudra en effet que les ex-détenteurs n'aient ni "exploité le prolétariat" -ce qui, par définition, est impossible en régime capitaliste- ni "profité de la guerre", sous peine de poursuites. Or la famille Normant a construit une part de sa réussite sur les commandes militaires de drap "bleu-horizon"... Enfin, dernière étape, l'usine sera gérée par un "Conseil d'administration" élu à parts égales par le personnel syndiqué de l'usine, les consommateurs organisés, la commune "soviétisée" et l'Etat, soumis à la "dictature prolétarienne", ce dernier, donc, minoritaire puisque "il n'est pire administrateur que l'Etat ". Vision marxienne classique, quoique un rien angélique, mais non léniniste, pour laquelle l'Etat, bras armé du prolétariat, ne disparaît pas aussi vite. Et restait à faire venir "le grand soir"...
  
L'idée d'achèvement capitaliste du monde de la production est complétée par celle, tout aussi classique dans la vision léniniste du monde, de bi-partition des sociétés : riches/pauvres, capitalistes/travailleurs. S'y adjoignent d'autres couples antagonistes : intérêt capitaliste/intérêt national, réaction mondiale/bolcheviks russes, réformisme/communisme. Dans un texte aussi bref que cet opuscule, il était naturellement difficile aux auteurs d'échapper aux simplifications. Mais ce n'est pas cet obstacle-là qui a semblé les inquiéter, et la brièveté ne tient pas à une difficulté d'expression : la simplicité rhétorique est ici en accord avec la simplicité conceptuelle et les auteurs décrivent le monde tel qu'ils le voient.
 
D'ailleurs, s'ils sont sans pitié pour les capitalistes et, on le verra, pour les réformistes, ils ne montrent aucune indulgence pour les travailleurs. A opposer radicalement intérêts privés, porteurs d'asservissement, et intérêt public, constitutif de l'harmonie sociale, ils sont conduits à juger sévèrement les conduites individuelles, présumées championne des premiers : "trop de gens se disent socialistes parce que mécontents de leur situation" (page 2) déplorent-ils. Ils n'ont pas de mots assez durs pour les socialistes "indolents" et "aveugles", "l'inconscience et la veulerie des travailleurs" et le "grand nombre d'électeurs inconscients". S'opère alors une nouvelle partition : à côté de l'opposition primordiale et irréductible capitalistes/travailleurs, existe une opposition interne aux seconds, doublement coupable d'affaiblir son camp, en encourageant l'indolence, et de prêter main forte aux "maîtres capitalistes" par la "collaboration de classe".
 
On sait que pour le croyant, l'hérétique et l'apostat seront toujours plus condamnables que l'incrédule : l'opuscule réserve ses attaques les plus violentes aux "réformistes". Ces derniers "marchandent" les réformes avec leurs maîtres capitalistes (page 21) dont ils sont les "valets" (page 20). Ils tirent parti de l' "inconscience" et de la "veulerie" des travailleurs, ce sont des "syndicalistes de l'arrière" et ils "profitent de la lutte sociale (…) avec la peau des autres" (page 24). Moins de 3 ans après le 11 novembre 1918, la violence d'expressions construites sur le vocabulaire de la guerre ne pouvait manquer de frapper. Elle traduit le climat de haine installé dans les deux fractions du mouvement socialiste, lequel facilitera l'adoption du mot d'ordre "classe contre classe" à la fin des années 20. 
La  cassure condamnable provoquée par les "dissidents" présente toutefois deux avantages argumentaires : elle fournit d'abord une explication à la persistance d'un système capitaliste pourtant opposé à l'intérêt du plus grand nombre; elle permet ensuite de condamner toute illusion de changement par le vote. D'une part, fonctionnaires, militaires, policiers, magistrats, clergé, sont "aux mains des capitalistes" et le suffrage universel a une "apparence trompeuse" ; d'autre part, il y a trop "d'électeurs inconscients" et "corrompus". Au total, se trouve donc éliminée toute possibilité de "majorité communiste" (page 8). D'où la nécessité, en toute logique, de la dictature du prolétariat (l'expression revient 10 fois dans l'opuscule).
 
Les deux thèmes de l'unité et du courage ont de beaux jours devant eux : l'unité entre les travailleurs conditionne "l'avènement de la Société communiste" (introduction), mais ne peut jamais être atteinte, à cause des réformistes, qui étalent leur "veulerie" face au courage des révolutionnaires.
 
Désir d'adoucir les angles, faible connaissance théorique du sujet ou intime conviction ? La dictature du prolétariat est évoquée sous des traits peu effrayants: elle garantit (page 13) "au cultivateur la possession de la terre qu'il laboure ; à l'artisan celle de son atelier et de son établi" (page 13). Cette vision de petits propriétaires indépendants, chère aux radicaux-socialistes d'avant la Grande Guerre, est certes très gauchisée par la nécessité affirmée de l'appropriation des "domaines et usines" par les travailleurs, et par le culte de l'égalité, "de l'ingénieur au manœuvre". Mais elle possède la même rigueur paysanne : le travail est sacralisé, avec même, à l'appui, une citation de Saint-Paul : "Qui ne travaille pas ne mange pas", (page 14), et son organisation soumise aux impératifs de production : "chaque travailleur continuera de produire dans sa spécialité et par ses moyens habituels" (page 13). Enfin, en réponse aux lois sociales adoptées par la 3ème république radicale, la dictature du prolétariat se montrera plus généreuse avec "l'enfant, la mère, le vieillard, et l'invalide" (page 15).
   
La page 5 de l'opuscule est une étonnante tentative de synthèse entre anarchie et communisme: une hiérarchie est maintenue (même si c'est celle des "meilleurs"), mais elle est temporaire, puisque "révocable". Restaient à définir les critères de désignation des meilleurs et le seuil de révocabilité... Ce "conseillisme" en herbe avait de toute façon peu de chances de séduire les rigoureux léninistes.
La dictature
du
prolétariat
   
Présentée sous ces jours somme toute acceptables, et parfois même en lointaine résonnance avec l'idéologie radicale-socialiste dominante avant guerre, la dictature du prolétariat perd ses aspects effrayants. Elle permet certes de "se rendre maître de tout cet appareil d'Etat" par des moyens radicaux, "la grève générale", citée sans autres précisions au même titre que "la propagande par la parole et par l'écrit ". Mais elle ne s'appuie pas sur "l'insurrection armée" dont les auteurs affirment qu'ils ne sont pas partisans, qu'ils s'en défient même, tout en rappelant, en mémoire de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen (celle de 1793), que "le peuple a le droit et quelquefois le devoir" de prendre les armes  (page 13).
 
On ne manquait pas, à cette époque, d'accuser les "bolcheviks" français de dissimulation. D'ailleurs Giraudet lui-même, dans ses articles du "Travailleur", de "L'Avant-Garde" ou dans ses discours publics, brocardait le "pacifisme", coupable à ses yeux d'endormir la détermination des prolétaires. Le 24 mars 1923, par exemple, lors d'une "conférence" d'un professeur pacifiste qu'il préside, il évoque la nécessité d'une "révolution violente". Mais l'auteur du rapport au Préfet, Robert Géline, Commissaire de police à Romorantin, précise que Giraudet a exclu la "mort violente" de ses moyens d'actions… Et force est de constater que, dans ce texte au moins, la "dictature du prolétariat" de Gustave Giraudet est loin de la guerre civile nécessaire selon Lénine, et qu'elle ne fait que traduire raisonnablement une nécessité historique riche de promesses.
 
"produire selon ses forces, consommer selon ses besoins"
 
 
Dans un registre plus apaisé que celui du mépris violent à l'égard du "réformisme", les auteurs peuvent alors esquisser leur monde idéal, à la fois proche (seules "des interprétations équivoques" et déviantes retardent son "avènement" page 1) et lointain, "convaincus" qu'ils sont que "la transformation ne se fera pas du jour au lendemain" (page 7). La tension entre la proximité de l' "avènement" (le mot est utilisé deux fois) et l'éloignement du but -la "société communiste"- mobilise évidemment leur réflexion, autant sans doute parce que la question  leur est soumise par les sceptiques que parce qu'ils se la posent eux-mêmes.
 
Deux qualités expriment ce monde, permettent de l'identifier comme juste et bon.
 
C'est d'abord un monde dans lequel le besoin n'existe plus. A 9 reprises les auteurs soulignent la supériorité de la société communiste par l'accès généralisé à la consommation. La formulation la plus achevée se trouve page 7 : à la question de savoir ce qu'ils appellent "consommation normale", ils précisent qu'il s'agit de "l'usage pour tous de tout ce qui existe en : alimentation, vêtements, logements, transports, écoles, livres et arts ; conformément à l'hygiène, à la raison et à la beauté". Si ce n'étaient l'insistance sur le "tous" et la nécessité d'empêcher "l'exploitation de l'homme par l'homme" (page 10), on serait là encore devant un idéal plus solidariste, à la Léon Bourgeois, que révolutionnaire, à la Lénine. Remarquons en outre qu'il s'agit de suffisance, non d'abondance : la production doit être strictement encadrée par la nécessité ainsi qu'il est prévu page 14 -"lorsque la production sera suffisante dans une branche d'industrie, l'effort ouvrier disponible sera réparti (…) en vue de la production la plus pressante, et ainsi de suite jusqu'à l'achèvement de la tâche prévue".
 
La seconde qualité de ce monde sans "soucis matériels" (page 14), et en découlant précisément , est la "sécurité dans laquelle la vie s'écoulera" (page 14). A la sortie de la Grande Guerre, à peine disparu un 19ème siècle de misère ouvrière, les auteurs, membres d'une petite bourgeoisie éclairée et généreuse, expriment là une aspiration profonde des milieux populaires urbains. La paysannerie, elle, qui avait connu sa grande émancipation et que la 3ème république avait confortée dans son accès à la propriété, était moins sensible aux promesses de cet Eden.
 
En écho aux bourgeois des Lumières de 1789, qui voyait dans "l'oubli, l'ignorance et le mépris des droits de l'Homme" "la seule cause des malheurs publics" (Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, Préambule), le professeur communiste de 1921 juge que c'est de "l'insuffisance des moyens de consommation "  "que naissent tous nos maux"(page 15). Et ce n'est plus là une formulation un peu rude des conceptions philosophiques radicales-socialistes! Cette substitution d'une exigence matérielle à un impératif moral et politique contient en germe une rupture culturelle profonde. Autant les controverses sur la satisfaction des besoins matériels élémentaires pouvaient passer pour des différences d'appréciations, considérables sans doute mais finalement acceptables, autant le primat des droits proclamé par l'idéologie républicaine radicale devenait un clivage irréductible entre les politiciens "bourgeois" et les militants communistes.
 
Un lecteur radical-socialiste n'aurait pas manqué de noter la quasi absence de références à la liberté dans ces 28 pages. L'idée même ne figure qu'à 3 reprises, et nullement comme revendication : d'abord dans une question ironique sur la prétendue liberté des travailleurs (page 10, question 23), puis, ailleurs, rejetée dans un avenir indéterminé quand "la nécessité le permettra" (page 14, question 28).
 
Même absence de l'égalité juridique : la demande égalitaire est bien présente d'un bout à l'autre, elle vaut bien pour "tous les êtres humains" ou "tous les individus" mais il est entendu que "les travailleurs seuls " interviendront dans le processus de décision. Cette exigence de démocratie censitaire inversée apparaît à tout moment : page 5 ("en mettant aux mains des travailleurs seuls les moyens de production et d'échange"), page 6 ("une organisation rationnelle du travail par les travailleurs seuls"), page 10 ("les travailleurs seuls imposeront leur volonté"), page 16 (des soviets où "seuls sont électeurs et éligibles les travailleurs"). On sait que le suffrage universel, même seulement masculin, apparaît aujourd'hui comme une conquête majeure ; tel n'était pas l'avis de toute une tradition révolutionnaire qui y voyait, comme les auteurs, une "apparence trompeuse" (page 8).
La description du régime "bolcheviste" , bien que très sommaire, fournit la vision de la république idéale de militants révolutionnaires, très anti-parlementaire et à vrai dire très floue, assez proche des thèses anarchistes ("ni Président, ni Préfets, ni Maires : elle [la République des Bolcheviks] a des Conseils" page 16). La vieille méfiance pour les structures de pouvoir conduit à éliminer tout corps intermédiaire entre la base, les travailleurs électeurs-éligibles, et le sommet, "l'administration régionale et centrale jusqu'au Conseil des Commissaires du peuple" (page 16).
 
Ailleurs, Gustave Giraudet a présenté les trois "organes" politiques du régime soviétique -les soviets, les congrès, les comités exécutifs permanents- en une sorte de pyramide du local au national, les troisièmes traduisant en actes la décision des seconds, lesquels exprimeraient la volonté des premiers (Le Progrès de Loir-et-Cher, chronique du "Veilleur du Guet", 12 septembre 1919). Il a même défini le "corps électoral", constitué, comme il se doit, des seuls travailleurs actifs (les "travailleurs socialement utiles" - Progrès de Loir-et-Cher du 4 avril 1920), pour autant qu'ils n'utilisent pas le travail des autres à leur profit, et dont sont exclus les "capitalistes" et les "parasites".
 
Dans ce système politique et économique enchanté, la députation n'est que provisoire (page 17) et les représentants, révocables (page 5). La question même des mécanismes de pouvoir n'est pas évoquée : ni l'administration ni le pouvoir central ne semblent procéder de quoi que ce soit.
 
Faut-il voir dans ce vide une méconnaissance totale du sujet, simple incapacité conceptuelle des auteurs ? Mais la série d'articles signalés plus haut et parus dans le Progrès de Loir-et-Cher contredit l'ignorance. Alors, peut-on plutôt penser qu'ils ne croient, au fond, à ce système conseilliste que dans une perspective eschatologique et qu'ils ne se préoccupent pas plus de décrire par le détail ce "régime communiste dans une société mondiale-socialiste" (page16) qu'un croyant songe à rédiger la constitution politique du paradis ?
 
A noter, dans cette courte évocation de la Russie soviétique, un argumentaire appelé à un bel avenir dans le monde des révolutionnaires : oui, la situation est difficile dans la Russie des Bolcheviks ; les "crimes" et la "misère" existent bel et bien (page 17) ; mais la part de la "calomnie" est "immense" et "pour le reste", la "Réaction mondiale" (majuscule comprise) est coupable du "blocus"  et de la guerre, car le but est de "tuer la première république ouvrière communiste"…
 
Qu'est-ce donc, au total, qu'un communiste, en mars 1921, quand on est professeur dans un collège de province ? Outre un ensemble de convictions politiques formées aux diverses sources du socialisme et, en amont, au jacobinisme de 1793, c'est, au fond, une raide exigence morale. La dernière question, la n° 52 (est-ce un clin d'œil à la durée de l'année, la 52ème semaine représentant la Naissance ?), la plus naïve, exprime sans doute la préoccupation principale des auteurs : "Que faut-il faire pour être communiste ?" Il ne s'agit plus là d'un questionnement sur le devenir des sociétés ou sur l'engagement collectif, mais d'une suite de réflexions sur l'engagement personnel : le communiste se reconnaîtra donc à son goût du "travail et de l'étude", à sa patience (les "satisfactions ne pourront être atteintes du jour au lendemain"), à une "conduite" exemplaire. Aucune précision n'est fournie qui donnerait corps à cette exemplarité. Mais c'est la seule fois où Lénine est mis à contribution : le communiste, ce n'est pas d'abord un être de raison, quelqu'un qui serait "compréhensible" à n'importe quel ouvrier, c'est un être de vertu, celui dont la "conduite indique la véritable route". Ne dit-on pas aussi, pour d'autres, qu'ils sont marqués par la foi ?
 
La Passion de Gustave Giraudet ce sera l'exil, salué avec satisfaction par le sous-préfet de Romorantin ("il était grand temps que celui-ci fût éloigné d'un milieu dans lequel de plus en plus il développait le mécontentement et faisait pénétrer les tendances de sa politique" - 5 novembre 1923 - ADLC 4 M 222). En avril 1923, le ministre de l'instruction du Bloc National le déplace à Nyons (Drôme) en utilisant un méchant prétexte: le professeur aurait commis une faute administrative en soutenant la candidature de Marty, le mutin de la Mer Noire alors en prison, pour une élection cantonale. Toute la Gauche - y compris celle qu'il dénonçait avec violence - proteste et le soutient -même mollement. Lui-même résiste crânement et obtient 6 mois de congé avec salaire, puis un autre poste, à Bernay -qu'il refuse encore, avant d'accepter d'aller à Abbeville.
 
En fin de compte, il quitte donc Romorantin. Du moins peut-il partir avec le sentiment d'avoir été un communiste selon sa propre appréciation.