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Les enseignants au service de la révolution
 
De la part des autorités loir-et-chériennes, il y a de la condescendance, parfois un peu inquiète il est vrai, pour l'activité politique des communistes. Aux ordres du Ministre, Préfet et policiers surveillent sans craintes excessives leurs manifestations. Et les faits semblent leur donner raison : tout ce qui peut mesurer, à leurs yeux, une influence communiste sur la société -élections, "journées d'action révolutionnaire", réunions publiques -souligne son insignifiance, au moins jusqu'au milieu des années 30. Deux exceptions sont toutefois à relever dans cette relative indifférence : l'antimilitarisme et le militantisme enseignant.
Le second surtout mobilise l'attention de la police et de l'ensemble de l'administration.
 
Il faut dire que des enseignants jouent alors un rôle primordial dans l'organisation communiste loir-et-chérienne à la base. De la présence ou du départ d'un instituteur ou d'un professeur dépendent souvent l'activité ou l'existence même d'une section puis d'une cellule et, bien que confinés par l'ouvriérisation aux tâches de petits cadres locaux, les enseignants constituent l'armature intellectuelle du parti dans des zones rurales peu ou pas militantes.
 
Leur fonction même assure aux instituteurs une place éminente dans la société villageoise et ce, d'autant plus que la République a renforcé leur poids moral et symbolique. Ils sont donc l'objet d'une double attention : le parti cherche à les gagner à sa cause et le pouvoir fait tout pour les en éloigner.
Presque toujours issus des milieux populaires, et même si leur mode et leur niveau de vie les en éloignent, ils conservent avec eux des visions du monde, des réactions, des connivences, qui les rendent précieux au parti. Dans le Loir-et-Cher, au début des années 20, au moment où les directives de l'Internationale coupent ce dernier des organisations "bourgeoises" telles que la Ligue des Droits de l'Homme ou la franc-maçonnerie, ils sont les derniers "intellectuels" qui restent au parti, les derniers à pouvoir assurer des tâches d'organisation.
 
Comme l'autorité que leur confère leur fonction peut, par transfert, se reporter sur le parti tout entier, ils servent de gage intellectuel et moral à une organisation qui a choisi de rompre avec le reste de la société. Qui peut, mieux qu'un instituteur, servir de phare humaniste à la campagne ? Au cours des années 20, alors que la société sait peu de choses des réalités soviétiques, la parole d'enseignants est de poids pour donner crédibilité au "modèle socialiste" qui se construit à l'Est.
 
En même temps, la fonction des enseignants publics est comprise par le pouvoir comme étant celle des propagandistes de la République et de ses valeurs, dans la plus stricte neutralité partisane, comme l'a fixé pour l'éternité la "Lettre de Jules Ferry aux instituteurs". Ainsi sont-ils formés : la morale laïque intègre les grands thèmes du radicalisme teinté de social, parmi lesquels la liberté individuelle, l'égalité civique, le suffrage universel (des hommes…), le mérite, le patriotisme -tout ce que l'idéologie communiste rejette comme duperie de classe.
 
Pour un Préfet, radicalement opposé à toute forme de "collectivisme", et surtout s'il est nommé par un gouvernement de droite, il n'est donc pas concevable qu'un instituteur ou qu'un professeur-fonctionnaire de la République sorte du rôle qui lui a été confié, non seulement dans l'exercice de son métier mais aussi en dehors de l'école.
 
Même la hiérarchie académique, pourtant bien moins engagée dans la surveillance politique que les autorités préfectorales, en est persuadée : "J'ai vainement tenté -indique l'Inspecteur d'Académie -de montrer à M. Giraudet que sa qualité de professeur restreint dans une certaine mesure sa liberté d'action politique" [souligné par nous]. A cet autre jeune enseignant activiste, il est rappelé la nécessité d'une "certaine réserve dans l'expression de ses opinions" à cause de ses fonctions.

 A vrai dire, bien des parents d'élèves pensent la même chose. Ce cultivateur de Gy-en-Sologne, interrogé par les gendarmes qui cherchent à confondre un instituteur, a trouvé ce dernier "assez réservé dans sa harangue", "cependant, ajoute-t-il,  j'estime qu'il ne se tient pas à sa place [souligné par nous] en faisant une réunion communiste à la maison d'école où il exerce".
 
La littérature administrative abonde de textes normatifs quant au comportement social et civique de l'instituteur, de sa tenue vestimentaire à ses fréquentations. Un journal -de droite, il est vrai -brocarde un professeur romorantinais qui affecte, écrit-il, une mise populaire, "casquette, sabots, sac à provision" en sortant du collège, le tout destiné à "inspirer la pitié". Enseigner est plus qu'un métier, c'est une fonction civique, une prêtrise profane qui ne se résume pas à transmettre des savoirs 6, 7 ou 8 heures par jour, mais qui se prolonge 24 heures sur 24.
 
Aucune des 21 conditions d'adhésion à l'Internationale ne fait allusion à un rôle particulier du parti dans l'éducation. Et l'Ecole n'est pas l'institution de l'Etat "bourgeois" la plus malmenée, à l'époque, par la propagande révolutionnaire. Les deux journaux professionnels et syndicaux ne s'appellent-ils pas "L'Ecole libératrice" et "L'Emancipé" ? Les instituteurs et professeurs communistes ne voient donc aucune contradiction entre leur foi révolutionnaire et leur fonction d'éducateurs humanistes, quand ils ne sont pas convaincus que la première est un prolongement de la seconde.
 
Sur un brouillon, le sous-préfet de Romorantin note, après avoir vu l'inspecteur primaire, que tel instituteur est un "illuminé" : "alors qu'il était stagiaire, il faisait chanter l'Internationale à ses élèves de Villeny pendant la guerre" ajoute-t-il, tout en précisant que "sa femme est aussi folle que lui"... Notons que, pour un représentant de l'autorité, l'engagement révolutionnaire ne relève pas du sens commun. Mais, si l'anecdote du chant est vraie, on comprend que de tels militants soient  imperméables aux pressions que les responsables académiques, poussés par le pouvoir, exercent sur eux.
 
 
L'un, professeur à Romorantin, affiche sa  "foi" communiste et refuse par deux fois de se plier à une décision de déplacement; un autre, instituteur à Saint-Marc du Cor, déjà déplacé, affirme au sous-préfet de Vendôme, selon ce dernier, et en présence de son inspecteur primaire,  qu'il "poursui[vai]t son action communiste" de "propos délibéré" et en "puisant en lui-même ses convictions"; un troisième, jeune instituteur à Buloup, appréhendé une nuit en train de coller des "papillons" contre le service militaire de 2 ans, "loin d'essayer d'atténuer son rôle (il) a revendiqué hautement la responsabilité de son acte" (lettre du sous-préfet de Vendôme au Préfet, d'après un rapport du commissaire de police).
 
En même temps que l'exaltation de convictions si fortes, il y a une posture sacrificielle dans ces attitudes -comme on l'a noté chez les adhérents fidèles au début des années 20- que les menaces de sanctions renforcent.
 
 
Le dévouement révolutionnaire de ces enseignants n'est pas que politique et partisan.
 
Chacun des rapports d'enquête, policiers ou administratifs, le souligne : ils ont une valeur et une discipline professionnelles indiscutables. Le rapport envoyé par l'Inspecteur d'académie au Préfet en mars 1931 aligne autant de qualités de "bon maître" ou "bonne institutrice" que de noms d'enseignants signalés comme communistes par la Sûreté Générale.
 
Selon des mères d'élèves, citées par l'Inspecteur Primaire comme non-communistes, tel instituteur est "doux et prévenant avec les enfants, il voit et corrige tous les devoirs ; il fait travailler ses élèves". Tel autre est "bien considéré par la population", c'est un "bon maître, s'occupant de ses élèves" selon, cette fois, le Commissaire de police de Vendôme (voir ci-contre). Et quand l'autorité préfectorale cherche une raison de sanctionner ce professeur de philosophie, elle ne peut trouver, dans un collège alors uniquement fréquenté par les garçons de la bourgeoisie locale, que trois pères de familles pour entrer dans sa querelle -et encore en comprenant deux fonctionnaires d'autorité, l'Inspecteur Primaire et le Receveur des Postes, que le Sous-préfet soupçonne de tiédeur, de peur "d'être mêlés à l'histoire".
 
Ainsi, comme la plupart des autres militants communistes loir-et-chériens, les enseignants se signalent d'abord par une bonne intégration professionnelle et sociale. Leur exigence morale en impose, même à ceux qui ne sont pas tentés par leurs idées. Ils se mettent dans cette position qui, peut-être, les abuse eux-mêmes sur leur capacité à convaincre, et qui les pousse à une activité missionnaire : à la fois estimables grâce à leur comportement personnel et rébarbatifs à cause de leurs certitudes et de la raideur de leurs idées.
 
Surexposés par leur fonction, par l'affichage de leurs convictions et de leur intégrité, les enseignants communistes sont aussi surreprésentés dans leur parti. 30 instituteurs sur un corps de 800, selon l'un d'eux,  qui, d'ailleurs déplore la faiblesse du nombre, lors d'un congrès fédéral, en février 1922 (selon le rapport du Commissaire de police de Blois), ce serait  près de 4 sur 100, très au-delà des autres catégories -et au moins 10% du nombre total d'adhérents. Ce nombre est invérifiable mais il ne fait pas de doute que le "bolchevisme" séduit des jeunes instituteurs, organisés dans un "Groupe des jeunes". Leur bulletin publié à partir de la fin des années 20 utilise les thèmes et le langage maximalistes du parti engagé dans la tactique classe contre classe: "la fascisation de l'enseignement à l'E(ducation) N(ationale), déclare le jeune délégué au congrès du Syndicat Unifié, (tend) à faire des jeunes éducateurs des valets serviles et tout dévoués au régime actuel". La même foi révolutionnaire les anime quant au "réveil lent (...) mais de plus en plus étendu des masses", persuadés qu'ils sont que "l'esprit révolutionnaire se généralise et s'affirme"...
 
Il faut bien sûr se défier des alarmes ministérielles et préfectorales, autant que des affirmations communistes elles-mêmes, qui reposent souvent sur une confusion entre "adhésion" et "sympathie": si le corps enseignant du Loir-et-Cher est plus largement pénétré par une influence communiste que la paysannerie ou le monde des ouvriers et employés, il est bien loin d'être sous son emprise. L'influence socialiste ou radicale reste plus importante et tous les enseignants communistes n'ont pas la vocation de martyre de ceux que nous allons observer plus loin. Les élections professionnelles donnent d'ailleurs la mesure de l'influence communiste chez les institutrices et instituteurs. En 1932, lors de la désignation de leurs représentants au Conseil Départemental, les candidants "unitaires" recueillent un peu moins de 14 % des suffrages de leurs 633 pairs votants (21 % chez les hommes et moins de 9 % chez les femmes). C'est beaucoup plus que dans le reste de la société mais c'est finalement assez peu.
 
Il n'empêche que la visibilité de certains d'entre eux, combinée à la sympathie que la répression pratiquée à leur égard a pu leur attirer dans un milieu enseignant naturellement porté à l'altruisme, et à la capacité supposée d'influence sur les jeunes avec qui ils ont un contact privilégié, contribuent à les rendre encore moins acceptables au pouvoir, Bloc National, Cartel des Gauches ou radicalisme.
 
Les trois "affaires", d'importance inégale, conservées dans les archives publiques  illustrent le choc de deux déterminations : celle d'enseignants communistes, assurés de leur cause, celle de l'autorité préfectorale, décidée à empêcher tout prosélytisme.

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