Emeute à Contres ?
(tous les documents proviennent des Archives Départementales du Loir-et-Cher dans la cote 3 M 555)
campagne électorale                le procès                échos de presse
 
Ce titre tapageur figure sur la liasse d'archives (Archives Départementales du Loir-et-Cher - 3 M 555) qui a conservé quelques unes des pièces établies entre 1928 et 1931. Le choix du mot a son importance. Doit-on utiliser l'expression de L'Echo du Centre du 1er mai 1928 et du Petit Loir-et-Cher  -"Scènes d'émeute à Contres"- ou celle du Nouvelliste du 5 mai 1928 -"La bagarre de Contres" ? Suivra-t-on L'Indépendant : "Les révolutionnaires SFIO à Contres" et L'Avenir : "La guerre civile à Contres", ou Le Progrès et Le Républicain : "Les incidents de Contres" ? 
 
Le Préfet, lui, dans son rapport au Ministre de l'Intérieur, adopte, prudemment, après avoir biffé "événements" , le terme "incidents".
 
Oui, que s'est-il passé à Contres le 29 avril 1928 ?

 
la Une du "Réveil", hebdo monarchiste
Les faits bruts sont aisés à résumer : le 29 avril 1928, en début de nuit, une charcuterie-restaurant a été mise à sac et il a fallu l'intervention de 4 brigades de gendarmerie -dont celle de Blois - pour rétablir l'ordre vers 1 heure et demi du matin. Le déroulement précis des événements est, en revanche, singulièrement difficile à établir. Trois versions sont à notre disposition : celle rapportée par la presse de gauche, Le Nouvelliste, le Progrès, Le Républicain ; celle de la presse de droite, L'Echo du Centre, Le Petit Loir-et-Cher, L'Indépendant, L'Avenir, avec leurs versions du dimanche (la République, Le Réveil ) ; et, celle, enfin, qui ressort de l'audience du Tribunal correctionnel de Blois du 26 octobre 1928. Les deux premières diffèrent, on s'en doute, radicalement…
 
 
Circonstances : en avril 1928, la France élit ses députés. Une partie des radicaux-socialistes a souhaité échapper à la contrainte des "blocs" qui les lie à la gauche (avec la SFIO) ou à la droite (avec l'Union nationale). La Chambre des députés a donc, à leur demande, renoncé au scrutin de liste proportionnel départemental pour revenir au scrutin d'arrondissement uninominal,  paradis des notables élus sur leur nom.
 
 
Très chaude ambiance, dans un pays qui vient de sortir des crises financières à répétition, séquelles de la Grande Guerre.
 
Quatre ans auparavant, le Cartel des Gauches avait chichement remporté les élections mais s'était brisé, selon l'expression d'Edouard Herriot, sur le "mur d'argent" dressé par les Régents de la Banque de France -en réalité, plutôt à cause de ses divisions. La fracture entre "cartellistes" et "réactionnaires" -c'est à dire entre socialistes et centre-gauche d'une part, Union Républicaine démocratique et centre-droit d'autre part-  est alors particulièrement vive.
 
Affiches et tracts injurieux, réunions publiques très mouvementées, où l'objectif est d'empêcher l'adversaire de parler, et presse partisane sans retenue : la campagne électorale porte témoignage d'une violence verbale entretenue par les candidats eux-mêmes, et par la presse qui les soutient. On en vient fréquemment aux mains, aux matraques et même, à Romorantin, aux "coups de poing américains" ! Deux fois au moins, la police doit intervenir pour dissoudre une réunion publique tumultueuse. A Romorantin, en particulier, Paul Reynaud, "fasciste notoire" pour la presse de gauche, doit renoncer à prendre la parole, 500 partisans de Richard Georges, député-maire de la ville, ayant rempli la salle de réunion et le conspuant.
Ci-dessus, la Une du Réveil, hebdomadaire monarchiste .
 
Ci-dessous, Le Nouvelliste, hebdomadaire socialiste.
"Le Nouvelliste" du 5 mai 1928
  
 
Ambiance de feu également dans la 2ème circonscription de Blois qui regroupe les cantons de Bracieux, Contres, Saint-Aignan et Montrichard. Cette circonscription -la plus rurale du département, aucune commune n'atteignant 900 électeurs- a fait partie du pré-carré de PierreTassin, député ou sénateur pendant près d'un demi siècle.
 
Faiseur, et défaiseur, aussi bien d'élus municipaux et cantonaux que d'administrateurs de Bureaux de Bienfaisance, de députés que de sénateurs, généreux avec ses amis-clients, féroce avec ses adversaires, et infiniment plus soucieux de durer que de légiférer, Tassin imprima pour longtemps à la vie publique du sud du département sa marque clientéliste. Son combat contre une de ses créatures révoltées, le Maire de Saint-Aignan, Constant Ragot, est resté dans les mémoires locales et a fourni un modèle d'affrontement personnel sans retenue aux compétitions électorales sud loir-et-chériennes.
 
 
En avril 1928 , le Maire de Contres, Robert Mauger, SFIO, s'attaque au député sortant, le médecin montrichardais Georges Legros, de l'Union Nationale, construite  autour de Raymond Poincaré. En dépit de discours exaltés, comme on verra, l'un et l'autre sont des modérés dans leur camp. Tel n'est pas le caractère des journaux qui les soutiennent: tous les titres de la presse départementale sont délibérément partisans, avec une nette domination des titres de droite, des monarchistes au centre-droit. Emile Froger dans le Nouvelliste socialiste et Léon Reffray dans l'Indépendant de droite semblent encore plus acharnés que leurs champions respectifs.
Vu par Reffray, "ce pauvre Mauger" est un "bon garçon" un peu niais, à "l'instruction rudimentaire", incapable de répondre aux contradicteurs et de sortir de son "petit cahier". Surtout, c'est un "collectiviste-révolutionnaire" qui cherche à se dissimuer, prêt à distribuer aux paresseux les biens économisés par les travailleurs méritants.

Vu par Froger, le Docteur Legros a la "figure triste", la "voix morne", il s'est révélé nul à la Chambre des députés, "inutile", voire "dangereux". Par dessus tout, c'est l'élu des "royalistes, fascistes et cléricaux", le "député de Chambord", depuis qu'il a battu, en 1914, Paul-Boncour du nombre de suffrages obtenus dans la commune de Chambord, érigée en symbole du monarchisme.

  
Les comptes rendus des réunions électorales dans l'un ou l'autre de ces journaux  sont de réjouissants exercices de mauvaise foi. On pratique alors la "réunion publique contradictoire" pour laquelle la loi impose la désignation d'un "bureau". D'entrée, le poids du candidat apparaît dans la commune visitée : que le Maire préside et son autorité doit renforcer l'orateur principal au détriment de son "contradicteur", invité à prendre la parole après lui. Les journaux gonflent le nombre d'auditeurs mais il est vrai que les réunions politiques sont très suivies, ce que confirment les rapports de police confidentiels. Les attaques personnelles, de règle, doivent déstabiliser, flétrir ou ridiculiser celui -c'est, dans un suffrage semi-universel, toujours une affaire d'hommes- qui porte la contradiction.
 
Ainsi, à Méhers, Le Nouvelliste du 31 mars 1928 a entendu "un déséquilibré" lire "quelques chiffres mensongers", et obligé de sortir sous "les huées de la salle". Au même endroit, L'Indépendant du 1er avril 1928 a vu, lui, le candidat Mauger pris de court devant le même contradicteur, devenu "averti", et profiter du "tapage" de  ses amis  pour "s'esquiver avant que le Président ait levé la séance".
 
A Saint-Aignan, "Mauger et Georges Richard [député de Romorantin] sont acclamés par les Républicains", titre Le Nouvelliste, tandis que L'Indépendant a entendu les mêmes "conspués". Le journal de droite a vu des "gardes rouges" se ruer sur de timides contradicteurs, le journal de gauche dénonce les "camelots du roy" qui viennent empêcher les républicains paisibles de s'exprimer.
 
Dernier exemple, celui de la réunion de Châtillon dont les deux organes font un récit radicalement différent
 
Dans Le Nouvelliste
Dans L'Indépendant
Robert Mauger expose avec méthode et clarté son programme...
 
Son discours est coupé de chaleureux applaudissements...
Une puissante ovation est faite à notre ami...
Le citoyen Mauger récite son boniment…
 
 
…plutôt mal accueilli...
Dans un pathos incompréhensible qui met tout le monde en joie le cultivateur honoraire [le contradicteur] parle de tout…
 
En quelques mots rapides, Mauger fait une prompte justice de ce ramas d'insanités…
…un contradicteur qui faisait implacablement le procès documenté du Cartel…
 
…le candidat [Mauger] ne veut plus rien entendre et s'empresse de se sauver…
...il [le contradicteur] est vigoureusement conspué par nos amis…
 
Une nouvelle ovation est faite à notre ami…

La séance est levée aux cris de : "Vive la
République ! "
…ce cinglant réquisitoire [du contradicteur ] applaudi par la plus grande partie de l'auditoire…
 
 
M. Sommier [le contradicteur] crie : " Vive la République ! Vive le drapeau tricolore ! " répété par les assistants.
 
Telle qu'elle transparait de chacun des deux récits, l'ambiance de la réunion, qui regroupe "plus de 300 personnes", selon Le Nouvelliste, (pour 540 électeurs inscrits !) permet de mesurer la netteté de la fracture et la force des passions. L'Indépendant parle de "bagarre" dès le début et Le Nouvelliste de "bruit intense"… Les Châtillonnais votent nettement à droite mais ils ne sont pas différents des Saint-Aignanais qui, eux, votent encore plus nettement à gauche : réunis à près d'un millier (?) au Casino, ces derniers se déchaînent au cours d'une réunion présidée par Georges Richard, député et candidat à Romorantin, en soutien à Robert Mauger, et quelques-uns se battent à la sortie.
 
Tout se passe comme si, à l'occasion d'une élection disputée, se rejouait chaque soir dans un village différent un affrontement capital, décisif, dont les acteurs seraient  transfigurés en héros de camps irréconciliables, ceux qui sont entrés dans l'imaginaire pendant le XIXème siècle post-révolutionnaire : il faut, pour l'emporter, détruire son adversaire. Dans ces réunions théâtrales, les candidats s'attribuent, par presse interposée, le rôle qui doit les valoriser, en tout cas aux yeux de leurs partisans. L'Indépendant ne cesse de souligner la sérénité de Legros, la courtoisie de ses rencontres avec les électeurs, à l'opposé du tumulte de celles de son concurrent. Le Nouvelliste affiche la clarté de Mauger, l'enthousiasme populaire qui l'accueille, aux antipodes de la froideur avec laquelle est traité Legros .
 
En réalité, les uns et les autres "organisent" soigneusement les réunions afin de priver leurs adversaires de parole. A Châtillon, la salle annoncée n'est pas celle retenue, si bien que les partisans de l'un arrivent plus tard et trouvent une partie des places prises par ceux de l'autre. A Saint-Aignan, on a fait entrer ses amis par derrière pour occuper les meilleures places. Les services d'ordre -"gardes rouges" de Mauger, pour l'Indépendant et "camelots du roy" de Legros pour Le Nouvelliste - sont chargés de chauffer les sympathisants, d'intimider les adversaires, éventuellement de distribuer quelques coups. Tout est conçu pour créer des rapports de force, rien pour amener un débat qui risquerait de mettre en évidence des convergences entre ces deux modérés aux discours extrêmes.
 
A droite, on dénonce sans relâche la gauche "cartelliste collectiviste" qui a ruiné la France et, à chaque réunion publique, on somme Mauger de reconnaître sa filiation révolutionnaire. A gauche, tout ce qui est à droite est "fasciste", "clérical" et "monarchiste". Les deux candidats sont trop distingués pour en venir aux mains ou même pour s'injurier directement, ils ne frappent qu'avec des mots choisis dans un registre convenable, celui de droite se montrant d'ailleurs plus virulent encore que celui de gauche -du moins dans ce que les archives conservent.
 
Leurs plus proches partisans ne sont pas tenus à ces scrupules mais savent maîtriser leurs coups et les réserver à l'espace clos des réunions, sortes de no man's lands tacitement voués à tous les excès. Mais il existe une masse d'électeurs qui ignorent ces règles informulées d'attaques et d'injures de parade, destinées autant à flétrir l'adversaire qu'à plaire au partisan. Ceux-là prennent au premier degré les effets de style ou les proclamations en affiches, et contrôlent plus difficilement leurs réactions.
 
Les legrossistes croient réellement à l'"ignorance" de Mauger, à sa "fourberie", à son "collectivisme". Les maugériens sont convaincus du "fascisme" de Legros, de ses "manœuvres odieuses", de ses "mensonges". Contre toute raison, les premiers proclament que le "collectivisme" suivra l'élection du second, quand les partisans de celui-ci font dépendre la paix et la guerre de l'élection de celui-là…
 
S'exacerbent ainsi les comportements, se recuisent les haines anciennes et les conflits locaux soigneusement remémorés par les rédacteurs de presse. Mais où passe alors la frontière entre le "jeu" politique avec sa charge de passion temporaire, et la réalité sociale qui peine à faire la distinction entre le verbe et les actes, entre la violence des mots et celle des gestes ?
affiches
électorales
dans 3 M 555
ADLC
 
Le Docteur Legros appartient au même courant politique que Raymond Poincaré, la droite républicaine modérée, héritière des fondateurs de la Troisième République. Mais il ne peut se faire élire qu'avec les voix "réactionnaires" depuis que celles-ci ne trouvent plus de débouché politique crédible dans leur propre camp. Ainsi a-t-il battu Paul-Boncour, éminente figure nationale du socialisme modéré, en 1914, à l'issue d'une campagne extrêmement virulente, animée en particulier par L'Indépendant, journal fondé par Pierre Tassin, au début de sa domination sud-départementale.
 
Il est réélu en 1919 grâce à une configuration électorale favorable : les deux centres (droit, le sien : radical, et gauche : radical-socialiste) se présentent séparément contre une liste conservatrice et une liste socialiste. Avec 33 % des voix, la "liste radicale" modérée rafle 3 sièges sur 4. Hélas pour Legros, en 1924, gauche et centre gauche font liste commune tandis que sa propre liste continue d'affronter celle des conservateurs . Résultat : bien que minoritaire en voix, c'est le "Bloc (ou cartel) des gauches" qui réalise la bonne opération. Leçon sans doute retenue par les droites : en 1928, dès le premier tour, Legros est seul à représenter son camp.
 
Le maire de Contres est fils de son père, Pierre-Henri Mauger-Violeau, élu député du Cartel en 1924 mais décédé en 1925. Il lui a succédé à la bijouterie, dans ses vignes, à la mairie et au Conseil Général. Encore jeune (il a 37 ans), il aspire tout naturellement à sa succession politique et a le total soutien du Nouvelliste, journal créé par Paul-Boncour quand, "socialiste indépendant" et "républicain", celui-ci était l'élu de la circonscription. Socialiste et lui aussi modéré , il peut d'autant mieux réaliser l'alliance avec les radicaux-socialistes, parti de son père : il est le candidat de l'Union des gauches dès le premier tour. Du coup, il a le soutien de 3 Conseillers Généraux sur 4, de 4 Conseillers d'Arrondissement, et de 31 Maires sur 59 !
 
Au 1er  tour, le 22 avril 1928, Legros devance  Mauger de plus de 300 voix , 2,2 % des suffrages exprimés. Malgré un résultat supérieur à celui obtenu par la liste sur laquelle figurait son père en 1924, les urnes ont été cruelles pour le représentant de la gauche : seul le canton de Saint-Aignan, vieux bastion républicain , l'a placé en tête. 12 des 31 maires qui l'ont soutenu ont été désavoués et, surtout, son propre canton a donné la majorité absolue à "l'élu de Chambord". Signe d'un intérêt très fort des électeurs, la participation au vote a été élevée : 90,6 %. Mais, constatation préoccupante pour la gauche, ce sont les 2 cantons en principe les plus favorables à son candidat -Saint-Aignan et Contres- qui se sont le plus mobilisés, ce qui limite d'autant la possibilité de puiser parmi les abstentionnistes une réserve de voix. Les deux autres candidats, François Bourroux, communiste, et Marcel Renault, "catholique", n'ayant recueilli que des miettes (2 % à eux deux), le socialiste et le poincariste se retrouvent face à face.
Deux affiches pour le second tour des élections: à gauche, le triomphe de Legros; à droite, l'indignation de Mauger.
Le second a manqué d'un rien -11 voix sur plus de 15 000 suffrages exprimés !- l'élection au 1er tour. Le premier peut espérer récupérer tout ou partie du maigre électorat communiste, malgré le maintien de la candidature Bourroux, tactique "classe contre classe" oblige. Mais même dans ce cas, sa victoire paraît bien difficile : le total des voix de droite dépasse de 142 le total des voix de gauche.
 
L'effervescence n'est donc qu'en partie liée à l'incertitude du résultat, même si on sait que les esprits partisans sont rarement conscients des réalités.
 
D'une part, la campagne d'affiches, signées ou anonymes, du second tour met la fracture à vif. D'autre part et surtout, le climat de crise politique et institutionnelle qui suit la Grande Guerre, sans solution dans la représentation politique traditionnelle, exacerbe les oppositions et les rejets de notables modérés. Les partitions dominantes avant-guerre -républicains/monarchistes, cléricaux/anticléricaux- ont certes laissé des traces, et continuent d'alimenter les haines villageoises ou familiales. Mais elles ne sont plus seules à l'œuvre quand s'affirme une nouvelle définition de la gauche autour d'un socialisme pacifiste et de la droite autour de son rejet. Au classique antagonisme politique se mêle de plus en plus une composante sociale dans la compétition électorale. Ajoutons que, même s'ils jouent un rôle politique encore mineur, les mouvements les plus radicaux à gauche (communistes) et à droite (ligues fascisantes) réintroduisent dans le débat un type de violence, en voie d'atténuation entre les différentes familles républicaines, en phase avec la "brutalisation" héritée de la Grande Guerre.

Enfin, il faut compter avec les débits de boisson et ceux qui les fréquentent assidûment les jours d'élection ! L'alcoolisme a beau être un fléau social combattu, on doute fortement dans les régions viticoles de la Sologne controise et de la vallée du Cher que la consommation régulière de vin en soit une cause principale. "Boire un coup", c'est bien naturel et, avant la guerre, un député sortant de Blois, candidat à sa réélection, s'engageait à faire augmenter la quantité de vin bue dans les casernes. Pendant la longue procédure de dépouillement et l'attente des résultats d'autres communes du canton, on trinque beaucoup à la santé de son candidat et les verres se vident… L'ébriété, si tel est le cas, ne peut nullement être tenue pour une cause essentielle de violence ce soir-là, mais elle joue son rôle dans les "passages à l'acte". D'ailleurs, Hubert Fillay, avocat des prévenus au cours du procès en correctionnelle, évoquera des "libations" pour atténuer leur responsabilité et même le Substitut, dans un réquisitoire sévère, placera l'alcoolisme parmi les circonstances atténuantes au même titre que la jeunesse de quelques-uns.
 
Le 29 avril 1928, 92,4 % des électeurs vont voter, avec des pointes fréquentes à 95 % ! Mais cette mobilisation exceptionnelle ne change rien : la droite possédait 142 voix d'avance au premier tour et Georges Legros devance Robert Mauger de 177 au second. Ce dernier n'a donc pas réussi à redonner la circonscription à son camp. Dans sa propre commune, son pourcentage majoritaire est même en légère diminution et il reste minoritaire dans le canton dont il est Conseiller Général. Dure journée.
Et soirée agitée.

 
 
Alors, "émeute", comme on va le proclamer à droite, "bagarre", comme on le concède à gauche, ou incidents, selon le mot préfectoral, ce qui se passe à Contres au soir du 29 avril 1928 n'est de toutes façons pas banal.
 
Deux procédures judiciaires ont été engagées. L'une, pénale, aboutit, en octobre 1928, 6 mois après les faits, et enquête menée par le Juge d'instruction, au Tribunal correctionnel, puis, en fin de procédure, le 2 décembre 1929, à la Cour d'Appel d'Orléans. L'autre, civile, correspond à la plainte des propriétaires de la charcuterie-restaurant saccagée, les époux Guérin, contre la Ville de Contres et l'Etat, et ne s'achève qu'en 1931.
 
L'une et l'autre permettent de s'approcher de la réalité des faits, en particulier les débats du Tribunal correctionnel de Blois. Approche qui n'en demeure pas moins délicate, puisque le compte-rendu détaillé du procès ne nous parvient que par la presse de droite (Le Petit Loir-et-Cher et Le Réveil). Celle de gauche, finalement peu à l'aise, ne s'attarde pas: Le Républicain y consacre une demi-colonne pour conclure: "beaucoup de bruit pour pas grand chose"; Le Nouvelliste, sur deux demi-colonnes, se contente de reprendre l'affaire, en insistant sur le côté "regrettable" des déprédations mais ne cite pas les témoins; les deux titres annoncent ensuite le verdict, sans le moindre commentaire. Quant à l'organe officiel de la SFIO, Le Progrès de Loir-et-Cher, il observe un silence complet: il est vrai qu'édité à Vendôme, il s'intéressait modérément à ce qui se passait au sud de la Loire. Renonçons donc à tout espoir de récit objectif. D'ailleurs est-ce vraiment ce qui compte ici ? Ne doit-on pas plutôt comprendre la façon dont les événements ont été perçus par l'un et l'autre camps, puisque, et c'est là l'essentiel, camps il y a, qui sortent de l'affaire encore plus tranchés. 
 
Les témoignages clés sont ceux du Maréchal des Logis Gabelle et des 3 gendarmes qu'il commande à Contres. Mais prudence! Car aux réserves qui viennent d'être exposées s'en ajoute une de taille : les gendarmes sont accusés -à gauche- d'avoir exercé des "contraintes" pour en faire avouer certains…
 
Les horaires d'abord sont précisés: les bagarres commencent vers 22 heures sur la place du Marché, ce dimanche 29 avril 1928, et l'ordre est rétabli dans la nuit, à 1 heure 30, après plus de trois heures de violences.

Jusqu'à 22 heures, seuls les résultats des dépouillements de Contres et de communes environnantes sont connus. On les commente sans joie du côté Mauger, sur la place du Marché et dans les cafés : si le Maire a 9 voix de plus à Contres, le "candidat du fascisme" en a gagné 15 ! Puis les partisans de Legros apprennent de Blois qu'il est élu. Les voilà donc à vouloir arroser leur victoire, devant les partisans de Mauger qui doivent, eux, digérer leur défaite.
 
Les premiers sont les notables de Contres : un industriel connu, des commerçants, l'ancien maire, bref des "messieurs" et leurs "dames", en tout, peut-être, une cinquantaine de personnes. Les seconds sont plus nombreux -peut-être 200, ce qui, pour un chef-lieu de canton, constitue déjà une foule. Le procès qui leur est fait permet d'en connaître certains : ce sont plutôt des "petites gens", journaliers, domestiques, "aides de culture". Beaucoup sont jeunes : sur les 18 prévenus, 6 ont 20 ans et moins (jusqu'à 16 ans) et 3 seulement plus de 50.

Les propos rapportés par les gendarmes ne laissent aucun doute quant à leur détermination. Le plus âgé (65 ans) aurait mis le Maréchal des Logis en garde : "il va se passer quelque chose tout à l'heure, vous feriez mieux de rentrer chez vous" et, au moment où l'éclairage public s'éteint (pour une cause qui restera d'ailleurs inconnue), quelqu'un, non identifié, se serait écrié : " Bravo, c'est le moment ! ". Plus grave : le gradé entend le même doyen crier : "Allez-y, tuez-les donc ! Tapez dans le tas !". Le verbe "tuer" est encore rapporté par un autre gendarme, sous une autre forme. Lui établit ainsi le déroulement des événements : les partisans de Legros sortent d'un café, un coup de sifflet retentit, l'éclairage public s'éteint et des cris jaillissent : "A bas la calotte ! Tuons-les ! Fainéants ! Allons-y !". Et, de fait, le Tribunal entend le récit des  coups dont ont été victimes des partisans de Legros.

La confusion et l'excitation sont telles que plusieurs témoins à charge -mais le fait sera confirmé plus tard par la Ville de Contres elle-même- affirment avoir entendu l'un des prévenus hurler indifféremment : "Vive Mauger ! Vive Legros !" avant de tout casser dans la boutique ! Il est vrai que ce partisan à double face sera ensuite jugé partiellement irresponsable par des médecins-experts et que les élus de Soings, sa commune, mettront en cause "son caractère et ses facultés"…

Les gendarmes disent avoir tenté de s'interposer : peine perdue. L'un d'eux raconte qu'il a échoué à maîtriser l'un des protagonistes, lesquels, selon lui "n'avaient plus figure d'hommes" ! Les partisans du député se réfugient alors chez l'un d'entre eux, le charcutier-restaurateur Guérin, et les gendarmes s'interposent encore pour empêcher la foule de pénétrer dans la boutique. A cet instant, de la rue, part un coup de feu dont le brigadier aperçoit l'éclair. Bref, la situation est en train d'échapper à tout contrôle.
 
Le brigadier fait appel au Maire qui habite près de là, place du Marché. Mais le magistrat, qui vient d'apprendre sa défaite, dort, lui dit-on, et son premier adjoint refuse d'intervenir au motif, témoigne-t-il, pressé par le Président du Tribunal, que "tout était déjà cassé", ce que dément le Maréchal des Logis. Ne reste plus qu'à appeler en renfort les brigades voisines de Cour-Cheverny, de Pontlevoy et de Blois pendant que la foule, après avoir cassé les vitres, arraché les volets et enfoncé les portes, pénètre dans la boutique et la met à sac.
 
Notons, hors témoignages des gendarmes, que la situation est suffisamment sérieuse pour que la hiérarchie confie à un capitaine le soin de diriger la quinzaine d'hommes dépêchés d'urgence de Blois avec des automobiles ! Le déploiement d'une force aussi considérable à l'échelle d'un chef-lieu de canton disperse les manifestants et permet le retour au calme -mais il faut encore reconduire chez eux, un par un, les amis du député nouvellement élu…

Pour ajouter une note héroïque à cette soirée mouvementée, il faut suivre les "réfugiés" de la maison Guérin qui ont, en passant par les lucarnes des toits, gagné la maison voisine après que les "assaillants" ont envahi les lieux… Mais cet épisode, largement développé par la presse de droite à l'époque des faits, et énergiquement nié par celle de gauche, n'est pas repris dans les témoignages lors du procès. 

Le réquisitoire du Substitut du Procureur et la plaidoirie d'Hubert Fillay reprennent à peu près les versions développées par la presse -de droite pour le substitut, qui demande au Tribunal un verdict de "défense sociale", de gauche pour l'avocat, qui, avec l'acquittement de ses clients, souhaite un geste de "paix sociale". Divergence dans l'appréciation de l'événement, mais, au vocabulaire près, concordance dans celle des prévenus :  là où le substitut  décèle une menace de "guerre sociale" avec de dangereux révolutionnaires, l'avocat voit des incidents sans gravité et de valeureux révoltés.

Les attendus du verdict valident l'enquête du juge d'instruction, les témoignages des gendarmes et le réquisitoire du Substitut: 17 des 18 prévenus sont condamnés à des peines de prison ferme de 15 jours à 4 mois, assorties du sursis pour les plus jeunes et pour celui considéré comme "partiellement irresponsable". Amendes, contraventions, dommages et intérêts élevés complètent un verdict finalement plus en rapport avec un acte délinquant qu'avec une subversion. Un seul est relaxé et le jugement se montre sévère pour la municipalité de Contres dont "la carence est soulignée" -selon l'expression de L'Indépendant.

Ce dernier point n'était pas pour surprendre le Préfet. Près d'un mois avant le procès, le Procureur l'avait avisé que les "considérants du jugement" pourraient "présenter un intérêt si l'Etat entend[ait] se prévaloir (…) de la loi du 16 avril 1914 pour exercer contre la commune de Contres" un recours [ADLC-3 M 555]. La dite loi stipule en effet qu'une commune et l'Etat peuvent être déclarés co-responsables des dégradations occasionnées par des manifestants agissant de façon concertée, l'Etat étant dégagé si la commune a commis des fautes dans le maintien de l'ordre. Or, c'est bien ce que le jugement du Tribunal Correctionnel sous-entend : non seulement le Maire était absent, mais encore son premier adjoint a méconnu son devoir d'intervention et aucune consigne n'avait été préalablement donnée au garde champêtre -police municipale de l'époque. Ainsi, avant même les débats, le Procureur connaissait, pour les avoir inspirés, certains des termes du verdict. Cette connivence ne souligne pas tout à fait l'indépendance de la justice... En décembre 1929, la Cour d'Appel d'Orléans statuera dans le même sens, rendant définitives les condamnations.
 

En ce qui concerne la procédure civile, les experts commis par l'autorité judiciaire -parmi lesquels Robert Houdin -estiment les dommages matériels et moraux causés aux époux Guérin à 11 454 Francs, à quoi il conviendra d'ajouter les dépens (voir ci-contre)… C'est plus de trois fois le salaire annuel d'un secrétaire de mairie dans une commune rurale moyenne ! La commune de Contres, dirigée par Robert Mauger, engage alors à son tour une procédure tendant à partager les responsabilités.
S'appuyant sur le lieu de résidence de certains des condamnés, elle soutient que les communes concernées doivent participer au paiement des dommages et dépens. Les condamnés sont originaires de six communes différentes,  mais seules sont visées par la plainte : Soings, Sassay et Fresnes. Cela donne l'occasion au Conseil Municipal de Soings de prendre une délibération outrée et savoureuse.

" Où était et que faisait la municipalité [de Contres], maire et adjoints, avant, au commencement et pendant les troubles ? " demandent les élus, qui notent l' "inertie" de leurs collègues controis. Les guillemets sont de la délibération : à Soings, on tient pour assuré que le maire de Contres et ses adjoints ont sciemment laissé faire les manifestants. On y est également persuadé que la commune de Contres " veut absolument se décharger (…) d'une partie des frais". Ces deux points font probablement l'unanimité dans l'ensemble des communes, même si l'interprétation est ensuite radicalement différente : à droite, on porte l'affaire au débit du candidat-maire de Contres, pendant qu'à gauche, on ne doit pas être loin de le féliciter : après tout, les "fascistes" ont eu ce qu'ils méritaient…

Les deux autres communes mises en cause par la plainte de Contres se défendent de façon plus lapidaire. Sassay, dont le maire a soutenu la candidature Mauger, approuvée par 62 % de ses électeurs, se contente d'affirmer que: "si des actes délictueux ont été commis par des habitants [de la commune]", sa responsabilité n'est pas engagée. Ce "si" est d'ailleurs significatif : il laisse planer un doute sur une culpabilité pourtant avérée et reconnue comme telle par une Cour d'Appel ! Fresnes a voté Legros à 53 % et considère, sans autres commentaires, que la police de la ville de Contres ne lui appartient pas.
On ignore si la manœuvre de Robert Mauger était concertée avec ses amis de gauche, sans grand espoir d'aboutir, afin de diluer sa propre responsabilité, si elle était en somme plus politique que judiciaire. En tout cas, en droit, elle échoue : le Tribunal civil le déboute et, le 7 mai 1931, condamne la commune et l'Etat, chacun pour moitié, à payer à la veuve Guérin (entre temps, l'époux est décédé) les dommages et intérêts dus, ainsi que les frais de justice. La note de cette soirée de folie est suffisamment salée (voir ci-contre le décompte) pour que le Préfet souhaite voir la Ville de Contres en régler la plus grande part. En effet, le temps passant depuis la soirée du 29 avril 1928, et les notes d'avoués s'étant ajoutées aux honoraires d'avocats, il est demandé à chaque partie une somme de près de 10.000 Francs, sans compter les intérêts !
D'où le recours de l'Etat contre la commune de Contres : ses responsables savaient ce qui allait se passer, pouvaient voir ce qui se passait effectivement, et ne prirent aucune mesure. Cette relance de l'affaire, trois ans après les faits et moins d'un an avant les élections législatives de 1932 -où se représentera Robert Mauger- paraît, finalement peu opportune au cabinet du Préfet : une note du 15 octobre 1931 propose donc d'engager une transaction avec la commune de Contres. C'est sur ce climat apaisé que s'achève la liasse consacrée à " l'émeute de Contres "…
 
Episode peu banal que cette bagarre/émeute, on l'a vu. Une triple lecture peut en être faite, politique, sociale ou purement -si l'on peut dire- délinquante. A l'époque des faits, la lecture politique est d'emblée celle de la presse de droite et, après quelques hésitations, celle de la presse de gauche.
Les événements de Contres dans "Le Petit Loir-et-Cher", hebdomadaire de la droite loir-et-chérienne.
L'hebdo socialiste du sud du Loir-et-Cher, "Le Nouvelliste", raconte la "bagarre de Contres".
A droite , l'échauffourée est une aubaine. L'élection de 1928, comme celle de 1924, s'est traduite par une lourde défaite de la droite départementale. Les deux fois, trois députés de gauche ont été élus sur quatre circonscriptions. La situation est d'autant plus difficile à admettre qu'en France, le courant "poincariste" l'a largement emporté. Il est alors de bonne guerre de concentrer l'attention sur la seule circonscription à lui avoir apporté  le succès. En second lieu, les événements de Contres font figure de preuve pour l'ensemble de la droite y compris et surtout sa partie modérée. Le courant le plus droitier, représenté dans le département par Robert Barillet, qui fut député-maire de Vendôme, ne cesse de dénoncer le "socialisme collectivisme" source de désordre et de violence. A ses yeux, la soirée du 29 avril 1928 a donc valeur de démonstration.
 
Son journal, Le Petit Loir-et-Cher, en fait un récit mélodramatique. Le vocabulaire et le style épiques mettent en scène des "manifestants ivres d'alcool et de fureur", des "émeutiers" avec "d'énormes pavés arrachés aux trottoirs" -c'est à dire le portrait-caricature type du révolutionnaire dans l'imagerie réactionnaire populaire. Face aux "assaillants", des "assiégés" en sont réduits à "défoncer le toit" pour permettre aux "femmes et aux enfants" de "s'échapper" et de "se réfugier dans une maison voisine". Et voilà que des "coups de feu claqu(èr)ent sinistrement dans la nuit"… Il ne manque même pas le héros : un "industriel de Contres",  "au sang froid admirable" empêche  que "l'émeute dégénère en tuerie" non sans qu'on enregistre des "blessés de part et d'autre"… Ce registre emphatique est propre à stigmatiser la "conduite ignoble" du maire qui "a derrière lui la lie, la tourbe de la population". -toujours le portrait type du manifestant révolutionnaire qui traverse la littérature contre-révolutionnaire du XIXème siècle.

Un récit édifiant identique se trouve dans tous les journaux de droite, illustré par la même photographie, avec le même vocabulaire, les mêmes effets de style orientés vers la même conclusion : on a assisté à Contres à une scène révolutionnaire qui préfigure le "grand soir rouge" en cas de victoire socialiste.
A gauche , on tarde un peu à réagir. Mais la campagne de presse à droite oblige Le Nouvelliste, Le Progrès et Le Républicain à traiter l'événement autrement que par le mépris. D'emblée, comme leurs confrères de droite, les journaux de gauche se situent sur le terrain politique, même s'ils choisissent d'abord une forme de dénégation : les partisans de Legros ont provoqué une bagarre de peu d'importance à laquelle "aucun Controis ami du citoyen Mauger n'a participé".

Au récit épique du Petit Loir-et-Cher, de L'Indépendant, de L'Avenir ou de L'Echo du Centre, répond un bref compte-rendu sarcastique du Nouvelliste, le 5 mai 1928. Les partisans de Mauger sont de "paisibles citoyens" provoqués par "une bande d'énergumènes avinés" -l'alcool a changé de camp- et des "camelots" [du roi] -les amis de Legros. Le vocabulaire parle à l'imaginaire de gauche : ce sont des "agents provocateurs" qui tirent des coups de feu , et des "camelots et fascistes" qui sont "ramenés", et non raccompagnés, "à domicile par les gendarmes". Le premier article se termine par un de ces sous-entendus propres à alimenter une rumeur : "il paraît que parmi les plus acharnés démolisseurs il y aurait des amis de l'établissement"…

Les responsabilités sont inversées mais la lecture reste la même : l'événement est de nature strictement politique. La publication de la photo du magasin saccagé et son exploitation comme pièce à conviction dans une campagne de presse qui s'étend, à droite, jusqu'à Paris, amène la presse de gauche départementale à entrer à son tour dans les détails et à changer de registre. Il ne s'agit plus désormais de nier "l'émeute" mais, au contraire, d'en décrire les mécanismes, agencés par les "fascistes notoires" controis. Il y a bien eu saccage de la maison Guérin mais accompli par les partisans de Legros dans le but d'y attirer les amis de Mauger, en les "obligeant à riposter". Tous les éléments du récit "fantaisiste" paru dans la presse de droite sont de "pure invention" : pas de vitrine enfoncée, pas de banc utilisé pour faire sauter les volets, pas de fuite  des "soi-disant assiégés" par le toit, pas de vol de marchandises, pas de refus d'intervention du 1er adjoint. Au portrait type du révolutionnaire dessiné par la droite, répond celui du fasciste arrogant et lâche dressé par la gauche.
 
En somme, si les deux récits produits par les adversaires se contredisent sur les détails, ils affirment l'un et l'autre la même conviction : les événements qui se produisirent le 29 avril 1928 à Contres étaient bien de nature politique. Il est significatif que les conclusions soient les mêmes : l'un et l'autre demandent que la justice passe, avec, à gauche, la petite touche sémantique caractéristique -Le Nouvelliste ne demande pas la justice, il l' "exige"…

Pour ce qui concerne le déroulement des événements, la justice en question a largement validé la version de droite, comme on l'a vu. Mais l'interprétation politique, qui semble faire l'unanimité, est-elle si évidente ? Car, si la passion politique a pu être la motivation initiale, le reste semble bien avoir obéi à d'autres ressorts plus complexes.

L'un des "assaillants", celui qui criait indifféremment : "Vive Mauger ! Vive Legros !" et qui a, de l'avis de tous, commis le plus de dégâts, ne peut être, on l'a vu, accusé de menées subversives. Un autre, très jeune, qui a frappé l'ancien maire de Contres quand les lumières se sont éteintes, est le fils d'un de ses fermiers : il y a dans les coups qu'il donne autre chose qu'une ligne politique. Dans ces deux cas au moins, le passage à l'acte ne se ramène pas à une manière un peu rude de témoigner un soutien à un candidat.

L'un et l'autre, et sans doute beaucoup de ceux qui sont sur la place, se sont fondus dans un groupe à l'identité temporaire bien marquée, un bloc, ce soir-là homogène, face à ce qu'ils considéraient comme un bloc ennemi, les amis du député. Bien des choses, à la fois visuelles et symboliques, les distinguaient: ils n'avaient pas le même champion, ni le même habit, ni la même condition sociale, et la joie, qu'exprimaient sans doute sans retenue les notables, cristallisait leurs frustrations.  Et puis on vivait la phase ultime de la "fête républicaine" que constituait une campagne électorale. C'était le dernier rassemblement avant séparation, et l'exaltation ne pouvait ce soir-là trouver de libération dans la joie d'une victoire. Ajoutons, par-dessus tout cela,  les "libations", dont le rôle a été souligné par le Substitut et reconnu par l'avocat de la défense. Nous commencerons à saisir alors comment cette dynamique de groupe un peu sauvage a pu annihiler toute retenue individuelle et procurer aux moins raisonnables un sentiment d'impunité.
 
Maugériens et Legrossistes se sont ensuite, dans leurs journaux, mutuellement accusés d'avoir prémédité l'affrontement. Pourtant, nul besoin ici de l'habituelle explication par le complot. D'ailleurs, ce qui donnerait corps à une préméditation de gauche -l'extinction de l'éclairage public- n'a pas été retenu lors du procès. Il était envisageable, dans le climat de haine réciproque, que des incidents se produisent. Mais l'explosion de ce soir-là, dans son extrême brutalité, n'était guère prévisible. A la différence des "émotions populaires" du passé, elle ne répondait à aucune nécessité vitale externe : manquer une élection est tout de même moins grave que manquer de nourriture... Contrairement aux fantasmes de droite, elle ne visait pas non plus à s'emparer du bien d'autrui. Après des semaines de rumeurs sur les manœuvres adverses,  semaines au cours desquelles la violence s'est trouvée légitimée dans les réunions électorales, cette explosion se trouvait au confluent de plusieurs frustrations, politiques certes, mais aussi sociales et personnelles. Défoulement collectif à l'abri d'un certain anonymat, la bagarre-émeute de Contres ne fut-elle alors qu'un reliquat de violence, une sorte de règlement pour solde de tous comptes, avec le côté festif de l'alcool et de la nuit ou annonçait-elle de nouveaux modes de manifestations ? La haine électorale rendait-elle compte d'une haine sociale prête à s'exprimer, pour peu que le cadre républicain se dissolve ? 
 
Mais tous comptes faits, la lecture strictement politique de l'événement vidé de sa dimension de délinquance sociale confortait les deux approches de droite et de gauche. Les conservateurs y trouvaient confirmation de leur conviction : le socialisme, c'est le désordre et la violence. Cela les dispensait de s'interroger sur ce qui rend possibles de tels débordements. Les socialistes y ennoblissaient un épisode peu reluisant pour leur image, en le traitant en symbole de la provocation fasciste. Cela les exonérait de toute responsabilité dans le déclenchement de la violence. Les inculpés eux-mêmes avaient tout intérêt à passer pour des révoltés -voire des victimes de calomnies "fascistes"- plutôt que pour des délinquants : au lieu d'être rejetés de tous, ils se retrouvaient valorisés. Taper des fascistes ne pouvait que leur valoir une certaine sympathie dans les milieux populaires de gauche. D'ailleurs, dotés d'un avocat illustre dans le département, en particulier auprès des notables radicaux-socialistes, ils nièrent les exactions à caractère crapuleux.
 
Il est une opinion que la lecture de la presse d'époque ne permet pas de cerner. C'est pourtant celle qui compte : l'opinion publique non partisane . Que disait-on au moment des événements, à l'abri des conversations privées ? Dans ces communautés rurales peu nombreuses, les 17 condamnés étaient connus mais il nous faudrait savoir comment ils étaient vus, reconnus. Forte tête, petite tête ou tête brûlée ? Brave gars pas très fin ? Type droit qu'il a fallu énerver pour qu'il fasse ça ? Bagarreur boit-sans-soif ? Le travail reste à faire.
 
En revanche, les élections nous renseignent sur l'évolution de l'opinion politique après "l'émeute de Contres". En octobre suivant, Robert Mauger perdit d'extrême justesse (23 voix) son poste de Conseiller Général au profit d'un médecin de centre-droit soutenu par Georges Legros, le Docteur Debard. Il était, on l'a vu, déjà minoritaire avant la soirée du 29 avril. Cette dernière ne semble donc pas l'avoir affaibli. Les élections municipales de 1929 marquèrent son triomphe: sa liste entière fut élue ou réélue avec plus de 60 % des voix!Et en 1932, aux élections législatives, il prit sa revanche sur le Docteur Legros, en le devançant de plus de 300 voix -avec encore une participation importante au scrutin (plus de 91 %). C'était une preuve supplémentaire qu'il n'avait pas si mal géré l'épisode d'avril 1928, ou que l'écho de ce dernier était bien plus court que le prétendait la presse de droite. Finalement, si droite et gauche avaient privilégié l'interprétation politique des événements, l'opinion n'y avait pas accordé, une fois l'émotion passée, une grande importance. Elle validait ainsi le jugement de l'hebdomadaire radical-socialiste Le Républicain de Loir-et-Cher, déjà évoqué plus haut: "beaucoup de bruit pour pas grand chose"...  
 
Réélu député en 1936, Robert Mauger refusa, parmi les " 80 ", les pleins pouvoirs à Pétain, résista et présida le Comité Départemental de Libération. Aux élections qui suivirent, il retrouva, seul socialiste dans ce cas, son poste de député. Son parti lui préféra ensuite Kléber Lousteau comme tête de liste SFIO.  Mais ce fut, somme toute, une belle carrière pour un homme que la presse de droite de 1928 se plaisait à appeler "ce pauvre Mauger".
 
Il existe à Contres une "rue Mauger", en l'honneur du père, il est vrai; à Montrichard, on a, plus récemment, donné  à une rue le nom du Docteur Legros. Voilà les deux adversaires de 1928 remis à égalité dans la mémoire de leurs concitoyens.