1er août 1838
L'Inspecteur des écoles au rapport

Voici un document tout à fait remarquable dont le caractère local ne doit pas décourager notre curiosité. Certes,  si on cherche l'émotion patrimoniale, les  Loir-et-Chériens seront, sans doute, les seuls à en être saisis. Mais que les autres ne se détournent pas d'emblée : au-delà des (petites) histoires beauceronnes ou solognotes et des vivants portraits d'instituteurs ou d'institutrices, ils pourront observer,  sans ennui, croyons-nous, la naissance concrète de la grande aventure éducative nationale et s'approcher de l'Histoire tout court par le meilleur côté qui soit, l'humain. Enfin, le style de la rédaction, bien éloigné de la langue administrative, est une raison plus que suffisante de lire ces courts textes, tant on y devine la passion derrière l'exercice imposé.
L'auteur de ce "Rapport général sur l'état de l'instruction primaire dans le département de Loir-et-Cher pendant l'année scolaire 1837-38" s'appelle Charles-Victor PRAT, premier Inspecteur  des écoles nommé dans le département en 1835, dans la foulée de la Loi Guizot (28 juin 1833). Autant dire que nous sommes aux origines de l'instruction primaire, à ces rares moments où apparaissent des éléments initiaux de notre "roman national ", où se mettent en place les premiers rouages de mécanismes institutionnels constitutifs de notre histoire. Bien sûr, des synthèses ont été produites (ne serait-ce que l' "Histoire de l'enseignement en France, 1800-1967" d'Antoine Prost) et le texte qui suit n'apportera pas de nouveauté mais l'éclairage venu du Loir-et-Cher prend ici une jolie couleur.
Pour des éléments biographiques plus fournis, nous renvoyons au travail de Maurice GOBILLON paru dans les Mémoires de la Société des Sciences et Lettres de Loir-et-Cher (tome 46, en 1991). [Charles-Victor Prat, le premier Inspecteur des écoles du Loir-et-Cher -1835-1850]
Le document figure dans la série T (en cours de classement) des Archives Départementales du Loir-et-Cher (ADLC). Il se présente sous la forme d'un cahier de 95 pages à l'écriture serrée. Les écoles y sont classées par arrondissements, cantons, communes. Sous chaque canton, C.V PRAT a résumé dans un tableau (non reproduit ici) les données chiffrées: nombre d'écoles (de gar?ons, de filles, des deux sexes, privées, publiques; nombre d'enfants de 5 à 12 ans (gar?ons, filles, qui peuvent fréquenter les écoles, qui les fréquentent, payants, gratuits); maisons d'écoles (existantes, en projet); communes bien et mal disposées vis à vis de la loi; classes d'adultes (privées, publiques, avec le nombre d'adultes qui les fréquentent); salles d'asile (ancêtres des écoles maternelles) (privées publiques, avec le nombre d'enfants qui les fréquentent); dépenses effectuées par les communes pour le mobilier et les bâtiments avant 1833 et après, avec le détail des impositions.

Après ce travail détaillé, PRAT revient dans des "Observations sur ce qui précède" sur les Enseignants, leur niveau, leurs revenus, leur formation, leurs méthodes. Il calcule les ratios d'élèves par rapport à la population, étudie la fréquentation canton par canton, rend compte du fonctionnement de l'école normale et enfin, passe en revue les budgets départementaux consacrés à l'instruction primaire entre 1834 et 1839.

On trouvera reproduit ici sous le format PDF une transcription de l'essentiel du Rapport. Les tableaux chiffrés et les parties qui reprennent les explications déjà fournies dans l'étude des écoles ont été omises mais certaines des données figurent sous forme d'une carte et de deux graphiques  strictement dressés à partir d'elles.
Une des 95 pages du rapport PRAT (ADLC-série T)
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Nota: La lisibilité parfois difficile a rendu certaines transcriptions hasardeuses: on prendra en particulier avec précautions les noms propres, qui, non éclairés par le contexte, ne se déchiffrent pas aisément.

Introduction

Canton de Blois-ouest

Canton de Blois-est

Canton de Bracieux

Canton de Contres

Canton de Droué

Canton d'Herbault

Canton de Lamotte

Canton de Marchenoir

Canton de Mennetou

 

Canton de Mer

Canton de Mondoubleau

Canton de Montoire

Canton de Montrichard

Canton de Morée

Canton de Neung

Canton d'Ouzouer

Canton de Romorantin

Canton de Saint-Aignan

Canton de Saint-Amand

Canton de Salbris

Canton de Savigny

Canton de Selles

Canton de Selommes

Canton de Vendôme

Méthodes et capacité des instituteurs

Instituteurs: conduite, revenus, considération

Comités locaux

Ecoles supérieures et école normale

 
 
 

UN HOMME DE TERRAIN

C-V. PRAT est d'abord un homme de terrain, qui se revendique tel. "A force de les [les inspecteurs] charger d'écriture, on a changé la nature de leur attribution, on en a fait des scribes, des hommes de bureau" proteste-t-il, -déjà !- lui qui voit dans  "l'inspection" une des conditions nécessaires au développement de "l'instruction populaire". "Il faut voir par ses propres yeux, juger par soi-même des difficultés", écrit-il dans son rapport du 1er août 1838, "embrasser corps à corps" [les obstacles] "pour les vaincre". Chacun de ses rapports insiste sur le lien direct entretenu avec son objet. Ainsi, par exemple, observe-t-il de près les élèves-maîtres de l'école normale, précisant même qu'il les a suivis "au-dedans comme au dehors".

statistique...
 
Instituteurs (sur un total de 328):
remarquables: 62
nuls ou médiocres: 84 (dont: ignorants: 42)
ivrognes: 18
Ecoles:
communales: 222
sales ou mal tenues: 69

Méfiant -ou réaliste- sur l'efficacité de la machine administrative, dont il peut observer sur place l'impuissance à "imposer silence à l'avarice" des Conseils Municipaux ruraux, PRAT fait preuve d'un bel optimisme sur sa capacité de conviction, dès lors qu'il pourra "de vive voix, sur les lieux" converser avec les notables locaux : "Voilà comment on peut, conclut-il, s'éclairer, s'échauffer mutuellement, triompher du mauvais vouloir et obtenir la victoire." Avarice ou résistance aux progrès de l'instruction publique ? PRAT ne semble pas dupe et il prend les conservateurs de son temps plusieurs fois comme cible. Mais plus souvent encore, pour expliquer la faible fréquentation scolaire, il dénonce les "populations (...) ennemies de l'instruction". C'est dire que son incontestable volontarisme ne le rattache nullement à une quelconque tradition révolutionnaire.

Cette démarche pragmatique, commune à bien des fonctionnaires de la Monarchie de Juillet, répond parfaitement aux vues de Guizot, Ministre de l'Instruction Publique, qui a voulu une loi (celle de 1833) "essentiellement pratique", éloignée des "principes absolus" qui la rendraient "vaine et stérile"; et de railler, sur ce sujet, le volontarisme révolutionnaire, 40 ans auparavant, qui avait décrété un enseignement élémentaire généralisé : "Promesse magnifique, qui n'a pas produit une seule école !" (Loi du 28 Juin 1833, Exposé des motifs). Vérifier l'état des locaux et la réalité de la fréquentation scolaire, interroger les élèves pour juger de leurs progrès, se renseigner sur la pratique des maîtres et maîtresses, sur leurs conditions de vie et sur les rapports qu'ils entretiennent avec les autorités locales, telle est la mission assignée aux Inspecteurs des écoles primaires. Voilà donc le nôtre parcourant un Loir-et-Cher, aux chemins alors à peine praticables, afin de visiter une fois l'an chaque école, d'être à même de fournir des renseignements obtenus sur place et d'en tirer des réflexions éloignées de cet "absolu" qui déplaisait tant au Ministre.
 
Son rapport de 1838 répond donc à une obligation statutaire : chacun de ses chapitres aborde un sujet que la loi lui demande de traiter, car ce régime de conviction libérale a d'emblée fait sien le principe étatique centralisé défini par l'Empire napoléonien. Mais il va, cette année-là, bien au-delà, en passant en revue la totalité des maîtres et maîtresses, publics et privés, du département. Ses critiques élogieuses ou féroces n'en épargnent aucun, et leur lecture n'en est que plus réjouissante. Acharné à cerner le réel, Prat ajoute des litanies de chiffres, dont, d'ailleurs, il n'indique pas la source, regroupés en tableaux, ordonnés en ratios, qui concernent aussi bien les effectifs des élèves et des maîtres que les (maigres) ressources budgétaires affectées aux écoles communales. Il traque avec minutie les petits progrès et les grandes résistances, dénonce, félicite, s'indigne, ironise, se réjouit, et on devine chez lui cet "amour de son état" qu'il exige des maîtres visités. Au-delà d'une galerie de portraits souvent pittoresques, on va donc pouvoir apprécier le regard quasi-sociologique d'un fonctionnaire éclairé au service d'un régime -la Monarchie de Juillet- qui se voulait héritière des Lumières et entendait renouer avec les premiers temps de la Révolution.
 
Aux origines du sacre de l'Instituteur
Extrait d'une lettre adressée au Préfet de Loir-et-Cher par C-V. PRAT le 26 juin 1836 - ADLC - série T (en cours de classement)
Comme le Ministre, dont il reprend à l'occasion les expressions, Prat ne cesse de proclamer sa foi dans l'instruction publique qui doit "pénétrer" dans les "moindres lieux". Non qu'il assigne à ses progrès un objectif bien clair d'émancipation sociale ou politique: instruire les pauvres, c'est avant tout "garantir ordre et sécurité pour la société ", car "le meilleur citoyen" sait "pratiquer ses devoirs" et ne jamais dépasser les "limites de ses droits"-Guizot, dans sa Lettre aux instituteurs de juillet 1833, affirmait, lui, que "L'instruction primaire et universelle est désormais une des garanties de l'ordre et de la stabilité sociale." Les "lumières" pour garantir l'ordre : on mesure là le changement de perspective par rapport tant à l'opinion conservatrice largement représentée dans les campagnes qu'à celle développée 40 ans plus tôt au cours de la Révolution.
 
Combattre l'ignorance, éclairer "les masses", c'est aussi une exigence morale avant toute autre nécessité, car l'ignorance "est à l'intelligence ce que la rouille est au fer", un phénomène "dégradant" qui rend incapable d'agir noblement. En accord avec l'optimisme libéral de son temps, Prat assigne à l'instruction publique un objectif d'hygiène sociale, persuadé que ce qui est bas ne peut venir que "d'esprits grossiers". Cela le conduit à prendre hardiment le parti des instituteurs.
 
Dans son rapport de 1838, comme dans les précédents, comme dans les suivants, il ne cesse de marteler l'une de ses idées forces : la première condition pour développer l'instruction populaire, c'est la considération dont doivent jouir les instituteurs. On reviendra sur ce qu'il attend d'eux pour inspirer l'estime des parents et des autorités. Mais en premier, ce qui crée le respect, c'est la position sociale et cette dernière est liée aux revenus des maîtres. Sans multiplier les citations, écoutons-le déplorer "la position précaire de la plupart des instituteurs et le peu de considération dont ils jouissent", plaindre tel maître qui "subira la conséquence de sa place précaire et nous dirons de lui, comme tant d'autres, que s'il devient médiocre, ce ne sera pas sa faute, mais celle de sa position qui n'est pas assez indépendante.", ou encore atténuer une critique sévère du comportement d'un instituteur : "(il) se plaint de ne pouvoir élever sa famille qui est nombreuse (...) Aussi, à l'approche des moissons et des récoltes de foin, se met-il à la disposition du premier venu. (...) après cela, blâmez si vous l'osez, les pauvres instituteurs qui négligent leur instruction."
 
Ses rapports mettent chaque fois en évidence la faiblesse des revenus des maîtres et il n'hésite pas à critiquer sur ce point la loi de 1833 qui, selon lui, l'a provoquée. Le traitement fixe (alors de 200 F par an) est beaucoup trop faible et le système de la "rétribution scolaire" acquittée par les parents rend l'instituteur doublement dépendant : en premier lieu, des caprices locaux, en second, du nombre d'élèves fréquentant son école, singulièrement dans les plus petites communes rurales. Plus encore, l'accueil gratuit des "indigents" déclarés par les autorités municipales diminue le revenu. Prat propose d'abandonner tout cela au profit d'un traitement fixe unique de 800 F (40 ans plus tôt, la Convention avait prévu 1200 F., sans jamais le réaliser) pris en charge par les communes ou, pour les moins bien pourvues, par le Département et l'Etat ! Quadrupler d'un coup les salaires et faire intervenir l'Etat, c'était beaucoup pour un esprit libéral...
Attention toutefois à ne pas transposer nos visées sociales à la Monarchie de Juillet : c'est moins le confort des instituteurs que le niveau d'excellence attendu  que défend l'inspecteur. Un maître miséreux instruira mal, mais un instituteur trop aisé ne sera pas meilleur : "Il est riche, dit-il de l'un d'eux, et c'est précisément pourquoi il est mauvais instituteur. On néglige un état dont on n'a pas besoin pour vivre." Ainsi, ne voyons pas une sorte de revendication syndicale avant la lettre dans ses ardents plaidoyers en faveur du niveau de vie des instituteurs : seule compte pour lui la valeur de l'instruction populaire. Dans une lettre pressante au Préfet de juin 1836, alors qu'il n'est en fonction que depuis 1 an, il ajoute un argument supplémentaire : si l'on veut ouvrir la carrière enseignante à des "hommes capables", il faut la rendre attrayante.
 
Aucune approche  idéologique , dirions-nous aujourd'hui, non plus, dans ses appréciations des écoles privées religieuses. Prat n'est pas hors de son temps : il connaît l'opposition de l'Eglise au système d'éducation étatique qui lui fait perdre le contrôle exclusif d'une mission jugée par elle essentielle, enseigner les enfants. Il remplit consciencieusement et, croit-il bon de préciser en 1844, avec "la plus grande impartialité", la partie du rapport annuel consacré aux "Dispositions des populations, les autorités locales, du clergé à l'égard de l'instruction primaire." Optimisme ou naïveté, il note même en 1845 que "Loin de chercher à l'arrêter aujourd'hui, comme il l'a essayé dans le principe [en 1833], il [le clergé] paraît avoir compris les idées nouvelles." Mais pour lui, seule compte l'efficacité des maîtres et des maîtresses. Il peut même envisager un avantage à la concurrence entre deux écoles si "elle a pour effet d'exciter le zèle, d'entretenir l'émulation", non sans ajouter que "souvent, elle sert les passions et toujours au profit des petits calculs d'intérêt". On peut bien sûr voir là un peu de rouerie, puisque l'inspecteur ne dissimule pas que les meilleurs maîtres sont issus de l'école normale et non des congrégations ; et s'il ne ménage pas ses compliments à tel Frère ou tel desservant ou curé de village, il note le plus souvent que les Soeurs des Congrégations religieuses obtiennent de piètres résultats dans leurs classes.
Appréciation sur l'école d'Oucques -et sur sa population!
 
ADLC - série T (en cours de classement)
Derrière la flamme ou le sarcasme dont il use dans ses micro-portraits, on peut aisément lire ce que l'inspecteur entend par "bon instituteur". Quatre critères lui servent à mesurer sa valeur.
 
En premier, viennent les qualités personnelles : le "zèle ", l'intelligence ou la "capacité" doivent s'accompagner de "fermeté ", qui exclut tout "laisser-aller", toute "familiarité" avec les élèves, mais aussi toute brutalité -pas question de "châtier ses élèves à la manière des bêtes" comme l'instituteur de Fontaine-en-Sologne, et de les rendre "pour ainsi dire abrutis"...
 
En second, le comportement social et la tenue ; Prat accorde de l'importance à "l'extérieur" : "la nature n'a point favorisé à l'extérieur" telle institutrice, telle autre doit "soigner davantage sa personne", les traits de l'instituteur de Thoury ont "quelque chose d'ignoble", tel autre est d'une "extrême saleté", ou encore "âgé et infirme"! Il est surtout sensible à la "dignité personnelle", au subtil dosage entre la distance nécessaire avec le milieu local -pas question, par exemple, d'aller au cabaret- et la proximité : "Malheur à un instituteur qui en entrant dans une commune n'étudie pas le caractère des habitants et ne se modèle pas un peu sur leurs habitudes." En fin de compte, le bon instituteur se distingue du commun par une allure, une apparence, une conduite, qui ne sauraient être qu' "exemplaire(s)". La "considération" qu'il doit inspirer fait partie de sa mission et en conditionne la réussite.
 
En troisième lieu, les qualités professionnelles : Prat insiste évidemment sur cet aspect primordial. Le bon instituteur est d'abord celui qui, appuyé sur des connaissances sans cesse remises à jour, a "de la méthode", c'est-à-dire qui a renoncé à la "routine" de l'enseignement individuel ; le bon instituteur est guidé par la raison, le bon instituteur doit s'adresser à l'intelligence des enfants, "provoquer leur réflexion" ; il ne réussira à fixer leurs connaissances qu'en évitant de solliciter leur seule mémoire ; il devra en outre s'en faire aimer, grâce en particulier à sa "patience", car leurs progrès dépendent de la façon dont il aura su "stimuler" leur "jugement".
 
Reste un quatrième critère, dont on devine que Prat ferait volontiers un critère décisif : l'amour du métier. "Il aime son état avec passion, dit-il de l'instituteur de Sambin ; il cherche toutes les occasions de s'instruire ; son caractère est doux, il aime les enfants, il en est moins le maître que le père." Un maître qui "n'aime pas son état" ne peut obtenir que de médiocres résultats. En revanche "le goût pour son état" ira de pair avec le désir de s'instruire, la volonté de faire progresser les enfants dans une école propre, accueillante, silencieuse.

On n'a guère d'efforts à faire, si on actualise le vocabulaire, pour reconnaître dans ce portrait-modèle la figure contemporaine du "maître d'école", qui allie conscience professionnelle, maîtrise pédagogique, vastes connaissances et dévouement au service d?enfants, pour lesquels l'affection n'est jamais faiblesse. "Maîtres" et "maîtresses" qui, en dépit d'un affaissement au cours du dernier demi-siècle, demeurent des figures respectées dans l'imaginaire social.

Seulement, ce dernier trait n'était pas d'actualité en 1838 ! Autant dire que Charles Prat fait partie de ce moment d'histoire au cours duquel la statue de l'Instituteur a commencé à s'ébaucher et qu'il a eu en main le ciseau du sculpteur. Sa défense parfois passionnée des instituteurs -dont il se proclame, dès 1836, le "protecteur" - cette sorte de tendresse qu'il manifeste pour eux, le caractère quasi-sacré qu'il assigne à leur "mission" ne pouvaient manquer à la longue -Prat est resté 15 ans en Loir-et-Cher - de les renforcer à leurs propres yeux et aux yeux de la population. Au fur et à mesure que les élèves de l'école normale remplaçaient les anciens maîtres et apportaient dans les villages les compétences d'une solide formation -Prat, sur ce sujet, frise parfois le dithyrambe !- le conflit symbolique d'autorité avec le curé, et d'une façon générale avec les élites rurales conservatrices, ne pouvait que se développer. C'est d'ailleurs au prétexte d'une proximité jugée trop grande avec les instituteurs, soupçonnés de républicanisme voire de socialisme ! que l'inspecteur fut sanctionné en 1850.

Appréciation de l'école de Saint-Léonard (en Beauce)
ADLC - série T (en cours de classement)

"Eclairé", Charles Prat s'efforce constamment de comprendre le (petit) monde qui constitue son terrain d'observation. De fait, son rapport fourmille d'allusions aux mentalités locales -ou à ce qu'il croit y appartenir. Telle commune est "ennemie de l'instruction", telle autre au contraire y est très "portée". Aucune déférence envers les autorités locales, parfois même une belle franchise pour dénoncer tel maire. Et toujours, l'acharnement argumentaire : il applique, dans ses rapports aux autorités, les principes qu'il exige de "ses" instituteurs: expliquer plutôt qu'asséner.

Homme "éclairé" à la manière des libéraux de la Monarchie de Juillet, il n'est certes pas révolutionnaire : il accorde souvent au "temps" la confiance que les responsables locaux ne lui inspirent pas. Observe-t-il que les instituteurs en place au moment de la Loi Guizot sont ignorants ou, au mieux, médiocres ? "Le temps seul et des soins continuels et éclairés" y remédieront (rapport de 1844). Se désole-t-il de "l'apathie" des populations qui rechignent à envoyer leurs enfants à l'école toute l'année ? "Lorsque la génération qui s'élève actuellement dans nos écoles et qui en sortira plus éclairée que celle qui l'a précédée sera appelée un jour à la remplacer, elle sentira mieux le prix de l'instruction ", observe-t-il, conscient de la lenteur des évolutions (rapport de 1845).

Ainsi l'optimisme guide-t-elle son énergie. Mais ne l'aveugle pas. L'observation constante du terrain l'amène à s'interroger sur les conditions du progrès et à formuler des propositions toujours ardemment argumentées, telle celle de "maîtres ambulants" pour porter l'instruction là où n'existe pas d'école, ou encore celle d'un affichage, aux portes des églises, des listes de parents qui n'envoient pas leurs enfants à l'école, en guise de "blâme public"! Et notre inspecteur libéral de déplorer qu'on n'inflige pas une amende, "comme en Allemagne", pour punir une "coupable négligence" ! Un demi-siècle avant l'obligation scolaire, c'était faire preuve d'un certain volontarisme!

Son analyse des conditions matérielles du temps montre encore l'intérêt qu'il porte aux réflexions élaborées dans les milieux éclairés de la Monarchie de Juillet. Sur les communications par exemple, plaie de l'époque, obstacle à bien des progrès. "il faudrait, argumente-t-il, diminuer les distances, rapprocher les hameaux, faciliter les communications, faire en sorte que les déplacements fussent moins pénibles et moins dangereux pour des enfants bien jeunes et par conséquent bien faibles." L'avenir et la Loi sur les chemins vicinaux, alors en train d'entrer en application, valideront finalement son optimisme même si lui-même remarque, réaliste cette fois, que "Bien des années s'écouleront encore"...

Ce couple optimisme/réalisme qui caractérise bien des libéraux de son temps -à commencer par Guizot- ne le rend pas insensible à un autre couple qu'il découvre en Sologne, celui formé par la misère et l'ignorance. La citation d'un rapport de 1844 porte ici tout le poids de son indignation et de sa compassion : "Qu'on s'étonne, après cela [après avoir constaté le massif absentéisme scolaire], si la contrée dont nous nous occupons renferme en général une population dégénérée, maladive, occupée presque exclusivement de soins matériels, et par conséquent profondément ignorante.(...) Pour celui qui a parcouru la Sologne, qui a vu par ses yeux, il est évident que ces caractères de dégradation physique et morale s'y font remarquer et que ces funestes résultats sont la conséquence de la pauvreté qui engendre les privations (...) ". En 1838, on le sentait presque résigné devant l' "arriération" de l?arrondissement de Romorantin. "On dirait que l'air qui s'en élève est mortel aux établissements d'instruction." note-t-il en abordant le canton de Bracieux, et, après avoir examiné le canton de Saint-Aignan, "un des plus arriérés", il conclut, désabusé : "Nous sommes réduits à faire des voeux, inutiles sans doute" ...

Au total, ce qu'on va lire de Charles-Victor PRAT, nous l'espérons, ne pourra qu'éveiller l'attention sur un de ces passionnés oubliés, artisans de l'entreprise séculaire de scolarisation, et sur un moment d'histoire, guère plus connu, tant les lois Ferry ont saturé les mémoires, où l'école communale entre, combien difficilement, combien lentement ! dans le patrimoine mémoriel des Fran?ais.