un vagabond encombrant                       les anarchistes                       indices et soupçons
 
MEURTRE A SELLES SAINT-DENIS
Sources: Archives Départementales du Loir-et-Cher (1 Z 66 - 3 M 476 - périodiques: L'Indépendant du Loir-et-Cher 1892-1893-1894-1898; Le Républicain du Loir-et-Cher 1898; L'Echo de la Sologne 1898)
A répéter que la France est "la patrie des droits de l'homme", une légende populaire un peu trop dorée s'est peut-être construite,  comme une vitrine si bien éclairée qu'elle dissimule, derrière son miroir, le magasin complexe de notre Histoire. L'âpreté des affrontements, la violence des comportements, et les accommodements réels de la société -en particulier rurale- avec ces fameux droits, s'estompent derrière le confort de la formule. Quand par-dessus tout cela, la nostalgie se mêle de nous faire regretter la bonne vieille époque des solidarités villageoises, il est temps de raconter la triste histoire de François Avoinet et d'évoquer son monde ordinaire.
Le mercredi 26 octobre 1898, à midi et demi, son corps est découvert dans "un réservoir à poissons", près de la ferme des Attelleries, à Selles Saint-Denis (Loir-et-Cher), par le jeune Adrien Plaut et sa patronne, la veuve Garnier, cultivatrice. Prévenu, le maire de la commune informe la gendarmerie du canton  de Salbris : Avoinet s'est noyé. Seulement, ce que découvrent les deux gendarmes, le lendemain, ce n'est pas une noyade mais bel et bien un crime. L'endroit n'étant fréquenté, la nuit, que par les braconniers et les gardes effectuant leur ronde, peut-on conclure à une querelle qui aurait mal tourné ? Que non : c'est une mise à mort, en forme d'exécution, puisque la décharge de fusil ayant entraîné "une mort foudroyante" a été tirée à bout portant dans la nuque. Ensuite, le corps a été traîné par les pieds et jeté à l'eau, sans doute -mais cela, le rapport ne le dit pas- pour faire croire à une noyade. Aucun indice. C'était une nuit brouillardeuse de Sologne et personne n'a entendu le moindre coup de feu. L'enquête, concluent les deux gendarmes, puis le lieutenant commandant le groupement de Romorantin, se poursuit.
 
Cent dix ans plus tard, elle n'a pas abouti…

Un extrait du rapport établi le 28 octobre 1898, deux jours après le meurtre, par le lieutenant Anrioud, commandant l'arrondissement de gendarmerie de Romorantin. Le rapport s'achève par: "l'enquête continue".
 
Il faut dire que la personnalité de la victime n'a rien pour hâter les recherches. François Avoinet possède tous les caractères du marginal insupportable. Journalier ne travaillant guère et, semble-t-il, peu affecté par ce chômage permanent, sans domicile fixe, errant nuit et jour dans la campagne, il est noté par tous les rapports de gendarmerie "déséquilibré". Il a d'ailleurs été interné aux aliénés de Blois quelques mois auparavant, de décembre 1897 à mars 1898. Et puis on l'a laissé sortir, faute de place peut-être, ou, peut-être aussi parce qu'on ne l'a pas jugé aussi "déséquilibré" que cela… Et il a repris son errance.
Deux signalements de François Avoinet, sur le modèle Bertillon qui "invente" à cette époque l'anthropométrie.
Le 28 mars 1898,  il quitte, sans doute à pied, la région blésoise : un télégramme chiffré de la Sûreté daté du 31 mars signale au Préfet du Loir-et-Cher qu'il vient de quitter Amboise et qu'il convient de le rechercher. En mai suivant, les gendarmes de Salbris l'arrêtent à Selles Saint-Denis pour une agression commise à Saint-Viâtre et le placent en "chambre de sûreté" en attendant de le transférer devant le Procureur. Vagabondage et coups : le Tribunal Correctionnel de Romorantin lui inflige 40 jours de prison. Nouvelle arrestation en septembre, après "scandale et menaces de mort", toujours à Selles Saint-Denis -et nouvelle incarcération de 3 jours pour "dommage à la propriété mobilière d'autrui", dûment signalée au Préfet par le Procureur. Sorti de prison le 7 octobre, il est suivi à la trace par les brigades de gendarmerie de Romorantin, Neung/Beuvron, Salbris, Mennetou/Cher, Vierzon. En chemin, il a été blessé d'un coup de pied de "cheval vicieux" dont il s'était trop approché, et c'est en boitant qu'il achève sa route, du côté de la ferme des Attelleries, un soir d'octobre 1898.
 "Il terrorise les habitants" et "devient de plus en plus dangereux" rapporte le gendarme de Salbris en mai 1898. En octobre, le même indique que son comportement "n'est pas sans jeter une assez grande inquiétude parmi les populations". Du coup, le maire de Selles Saint-Denis, son village natal où il a encore de la famille -on y reviendra.- déclare clairement aux gendarmes : "il faut que vous nous débarrassiez de cet individu…". Quant à ce qui motive la "terreur" qu'il inspire à la population, les gendarmes sont moins précis. Leurs rapports et procès-verbaux parlent d' "excentricités", d' "extravagance", de "propos insensés", de "menaces", bref, de tout ce qu'on peut attendre d'un "déséquilibré", "évidemment fou".

Il est vrai qu'il passe parfois à l'acte. Un jour, il casse un seau et le "garde-crottes" d'une voiture. Préjudice de la "victime", estimé par elle-même  : 5 francs, qui équivalent à 2 journées d'un travail de journalier; pas négligeable, mais tout de même peu important. Une autre fois, il donne deux coups de bâton à un vieillard, sans conséquences, sauf, évidemment, morales. Plus inquiétant : "il pénètre nuitamment dans les maisons" -mais c'est pour "y coucher" ou même "sans motif connu". Le gendarme ne précise toutefois pas la nature des maisons : est-ce la pièce habitée ou quelque commun ?
 Les propos du vagabond sont de nature à effrayer puisqu'ils vont jusqu'aux "menaces de mort" ! Mais doit-on prendre au sérieux quelqu'un qui annonce qu'il "viendra[it] ce soir avec un fusil pour [me] tuer" quand on sait, par les rapports de gendarmerie, qu'il ne possède rigoureusement rien -que ses vêtements en haillons ? D'ailleurs, hors de son village natal, il ne provoque pas ces réactions de rejet. Le gendarme de Mennetou/Cher, à quelques kilomètres de Selles Saint-Denis, rapporte qu' "il est parfaitement connu et n'a donné lieu à aucune plainte de qui que ce soit". Déséquilibré, certes, mais "non dangereux". Quand il séjourne à Thénioux -village voisin du département du Cher où il a une nièce- les gendarmes de Vierzon ne font pas état d'inquiétude particulière. Il faut donc seulement croire que la tolérance des Sellais est plus limitée, à moins qu'elle ne soit davantage sollicitée que celle de leurs voisins : plus à l'aise "chez lui", sur son territoire, Avoinet s'y montre peut-être plus "excentrique" et plus agressif. Avec le temps, son comportement devient moins supportable, et la peur qu'il inspire, nourrie de récits plus ou moins fantasmés, nourrie d'elle-même, en même temps qu'elle le conduit à jouer -surjouer ?- le rôle qu'on lui attribue, le déshumanise et accentue son rejet… Rien que très ordinaire dans ce que nous appelons aujourd'hui "l'exclusion".
Le crime ne  donnera que des courts comptes-rendus en page 3, dans L'Indépendant du Loir-et-Cher, le Républicain  et L'Echo de la Sologne (hebdomadaire royaliste) et on n'en parlera plus : disparu de ce monde, François Avoinet, à peine 54 ans, disparaîtra des mémoires.
Le Républicain du Loir-et-Cher, hebdomadaire radical, du 30 octobre 1898.
L'Indépendant du Loir-et-Cher, tri-hebdomadaire républicain opportuniste, du 30 octobre 1898.
Mieux -ou pis- encore : selon les deux gendarmes, "Sa mort a été apprise avec une satisfaction bien évidente et l'on n'est pas éloigné de croire que le coup de feu qu'il a reçu lui a été tiré par quelqu'un qui voulait se débarrasser et débarrasser le pays de ce fou qui pouvait devenir dangereux". Relevons, dans cette longue phrase, l'effort stylistique des gendarmes, qui utilisent la voix passive  pour, sans doute, n'avoir pas à dire de façon trop ostensible que tout le monde -eux compris ?- est bien content de ce dénouement. L'indéfini "on" désigne-t-il eux-mêmes ou l'opinion du village ? Quant à l'emploi du verbe "débarrasser", emprunté au maire , il indique assez le soulagement général. Mais, s'agissant d'un être humain, qui "pouvait" seulement devenir dangereux, ce qui sous-entend qu'il ne l'était pas vraiment encore, voilà une oraison funèbre d'une franchise confondante, si on songe qu'elle est émise par des hommes chargés de faire respecter la loi, laquelle interdit formellement, y compris en 1898, la justice privée! Et qui donc  avait plus particulièrement la volonté de "se débarrasser de ce fou", puisque le village entier avait peur de lui ?
 
 
Une fois admis la peur et le rejet qu'inspirait à la population d'un village solognot un vagabond "extravagant", à l'allure peu avenante, comment comprendre l'attention qui lui était accordée par la puissance publique, attention s'étendant, on l'a noté, jusqu'à la Sûreté Générale ? Tant de surveillance et de rapports pour un "déséquilibré" vivant en marge de la société rurale ?
Les vagabonds "sdf" de tous âges ne manquent pas dans cette région à la fin du XIXème siècle. Pas une semaine sans que le Tribunal Correctionnel de Romorantin ne distribue de la prison pour vagabondage et/ou menaces, au tarif habituel d'1 mois par infraction. Pourquoi alors François Avoinet ?
 
Ce n'est pas sa situation de "sdf" ni même son état mental qui préoccupent la gendarmerie, c'est sa supposée dangerosité sociale :  il est enregistré comme "anarchiste". Dans tous les documents, procès-verbaux, rapports, on ne l'identifie le plus souvent que sous cette forme : "l'anarchiste Avoinet". Rien n'indique depuis quand et par qui son inscription au "Carnet B", qui recense révolutionnaires et anarchistes présumés, a été décidée. Et rien n'indique non plus pourquoi, parmi tous les vagabonds sdf de l'arrondissement de Romorantin, c'est lui, "Avoinet François-Silvain, né le 11 novembre 1844 à Selles-Saint-Denis, de feus François et de Gavault Marthe-Hélène, journalier, célibataire, sans domicile fixe", qui a été distingué.
 
Des quelques propos que lui prêtent les gendarmes dans leurs rapports, on ne peut guère tirer d'enseignement consistant quant à des convictions bien claires. Le 22 mai 1898, alors qu'on le recherche pour "coups", il s'est présenté de lui-même à la gendarmerie de Salbris et a déclaré : "C'est aujourd'hui l'assemblée, il y a des invincibles, ne sortez pas car il va y avoir des morts." Puis, accusé d'avoir frappé un vieillard de 68 ans, il a justifié son geste : "Auger [la victime] a volé des carottes il y a deux ans je l'ai vu ; avant-hier, je l'ai rencontré, il tapait sur son âne ; je lui ai donné deux coups de bâton sur le dos puis je lui ai retiré son bâton pour le punir de son vol de carottes…"  Difficile, quand on est gendarme, de déduire autre chose de ces paroles que ce sont plus celles d'un "déséquilibré" que d'un anarchiste… Mais il n'appartient pas à un officier ou à un sous-officier de la gendarmerie d'en décider : Avoinet est inscrit sur l'état des anarchistes, on doit donc le suivre en permanence.
La surveillance de François Avoinet est une sorte de sous-produit des "lois scélérates" de 1893-1894, votées à la va-vite -la première, en décembre 1893 n'a demandé qu'une demi-heure et les députés n'ont même pas eu le texte sous les yeux, le ministre de la justice s'étant contenté de le leur lire à la tribune ! Ajoutons que ces lois furent adoptées à une très forte majorité -plus des 4/5 des députés et, la première fois, l'unanimité du Sénat ! -et que Ludovic Trarieux, futur président-fondateur de la Ligue des droits de l'homme, les rapporta au Sénat -ce dont il se repentit quelques années plus tard ! Les 6 parlementaires loir-et-chériens votèrent avec la majorité. Les seuls à s'opposer furent les socialistes, tous partis confondus -c'est à eux qu'on doit le qualificatif "scélérates"- une poignée de radicaux-socialistes, et quelques monarchistes. Bref, cette précipitation et les conditions dans lesquelles elles furent adoptées en disent assez sur la confusion qui accompagna les "lois scélérates".
 
Les deux premières suivent immédiatement l'attentat à la dynamite d'Auguste Vaillant à la Chambre des Députés, début décembre 1893. Est alors remise en cause la liberté d'expression, pourtant sacralisée par la grande loi de 1881, puisque la simple "apologie" de crimes est assimilée à leur provocation. Une part de la législation du Second Empire, pourtant haïe par les Républicains, est remise à l'honneur : il suffira d'avoir pu prendre connaissance d'un crime pour s'en voir accusé et un juge pourra ajouter à la peine de prison une sorte d'annexe terrible : la relégation sans limite de temps.
 
Aucune de ces deux lois n'empêcha Caserio d'assassiner le Président de la République, Sadi Carnot, à Lyon six mois plus tard ! Le Parlement adopta donc, en juillet 1894, une troisième loi, la plus lourde de conséquences en termes de libertés publiques. Elle était spécifiquement destinée à combattre les anarchistes en leur interdisant toute association et en menaçant de prison ceux qui seraient tentés de les aider, ne serait-ce que très indirectement, par exemple en les logeant… Désormais, l'arsenal législatif permettait donc la surveillance et même l'arrestation de tous ceux qui auraient prononcé des paroles imprudentes.
Ainsi, un certain Mathieu Pierard fut condamné à un an de prison pour avoir dit, après l'assassinat de Sadi Carnot en 1894 : "C'est bien, ça va bien ; on en tuera bien d'autres mais on aurait dû tuer en même temps toute la canaille qui l'accompagnait.".
Autre exemple loir-et-chérien, celui d'un pharmacien de Lamotte-Beuvron. Dans une note "très confidentielle", le sous-préfet de Romorantin avise le Préfet d'un propos, qu'il "aurait tenu en un lieu public" [conditionnel souligné par nous]: "Ah ! la colonie [la colonie pénitentiaire de Saint-Maurice, à Lamotte-Beuvron] il va y avoir dans le personnel un chambardement dont on ne se doute pas ; puis si on ne réussit pas, mes amis les anarchistes feront sauter le château avec la dynamite, car je suis anarchiste et je m'en vante."
Sensées avoir été prononcées en novembre 1893, ces paroles librement retranscrites par le sous-préfet à qui elles auraient été rapportées, comme en témoigne le "Ah !" prenant la place d'un "à", n'encouraient aucune peine. Trois mois plus tard, les deux premières lois "scélérates" valent une "minutieuse perquisition" au pharmacien -vaine d'ailleurs, le gendarme sous-lieutenant n'ayant découvert chez lui ni propagande anarchiste ni "matières explosibles". En juillet 1894, la troisième loi l'aurait envoyé en prison…
 
Ajoutons que les effets de ces lois ont largement dépassé la période pendant laquelle des anarchistes ont pratiqué la "propagande par le fait", c'est à dire commis des attentats. Pour s'en tenir au Loir-et-Cher, on voit même un simple gendarme avertir, par un étonnant courrier à l'insu de sa hiérarchie,  le sous-préfet de Romorantin de l'arrestation de deux Italiens pour vagabondage ; ce sont de "vrais anarchistes" précise-t-il, "porteurs de lettres en italien qui sont peut-être des complots anarchistes"… Le gendarme ne comprend pas l'Italien mais du courrier anarchiste ne peut qu'être comploteur... Et le sous-préfet valide, en quelque sorte, un procédé quelque peu délateur: il annote lui-même le courrier en demandant à ce que ce jeune ambitieux soit reçu à son cabinet.
 
Quant au commissaire de police, il reprend, dans un long rapport, les éléments recueillis sur les deux hommes qui, en effet, sont anarchistes militants, et recommande leur expulsion, tout en reconnaissant que le "délit de vagabondage" pour lequel ils sont incarcérés ne paraît pas "nettement caractérisé"… En effet, le juge d'instruction rend à leur profit une ordonnance de non-lieu synonyme de libération immédiate ; c'est sans compter sur le Procureur qui, en dépit du droit, diffère la levée d'écrou pour permettre au sous-préfet de prendre une "mesure administrative" -c'est à dire l'expulsion du territoire français- au prétexte que "ces individus professeraient des doctrines anarchistes" [toujours le conditionnel !]…
 
Et cette mobilisation des forces régaliennes contre les anarchistes se déroule en 1903 , alors que depuis plusieurs années, investis dans le syndicalisme révolutionnaire, ils ont renoncé aux actions terroristes. C'est donc bien, comme le dénonçaient les adversaires de la loi de 1894, l'opinion qui est poursuivie et non les actes.
 
Un dernier exemple, toujours de 1903, nous rapproche de notre Avoinet. Le commissaire de police de Romorantin, chargé d'une enquête par le parquet de Montargis, évoque un certain N... [nom masqué par nous ], détenu pour "incendie volontaire".
Il note que le personnage, de caractère emporté, vit "à l'écart de toute société", qu'il lit "beaucoup de journaux sur lesquels il ne [voit] que les crimes, les incendies et les faits d'anarchie qu'il se [plait] à raconter ensuite.", qu'il s'est "déclaré anarchiste à son patron" et qu'il est "dangereux surtout quand il a bu". En somme, un portrait assez banal de marginal en ce début de XXème siècle et, à l'ivresse près -jamais Avoinet n'est noté pris de boisson- sans doute proche de celui de notre "vagabond extravagant"…
 
De tout cela, le commissaire de police tire la conclusion qu' "il y a lieu d'inscrire [N...] sur le registre des anarchistes à surveiller." On peut donc comprendre comment François Avoinet a pu, une dizaine d'années plus tôt, être porté sur ce même registre… Avec lui et Georges D... (le pharmacien lamottois - nom masqué par nous ), apparaissent les deux extrémités du spectre effectivement touché par les lois de 1893-1894 : du vagabond, au langage peu maîtrisé, jusqu'au petit notable, provocateur et trop bavard. Aucun des deux n'était un Ravachol, un Vaillant ou un Caserio. La loi les enfermait pourtant dans le même moule.
Faute d'actions anarchistes dans le Loir-et-Cher, la presse locale a rendu compte des événements nationaux à la manière de l'époque, résolument engagée. L'Indépendant du Loir-et-Cher,  journal des républicains opportunistes, créé par Pierre Tassin, l'homme fort du sud du département, fournit trois fois par semaine aux électeurs républicains une vision de l'actualité proche de celle de la majorité parlementaire. On peut donc suivre à travers sa lecture l'inquiétude et l'exaspération de l'opinion modérée face aux attentats anarchistes du printemps 1892.
A partir du mois de mars, ils sont mis en évidence dans une rubrique "Anarchistes" qui s'installe en première page. La figure de Ravachol, érigée en type en 1892, et qui le restera dans l'imaginaire populaire, inspire de nombreux articles, surtout après son arrestation présentée comme tumultueuse et racontée en détails. Le rédacteur insiste sur la vigueur et la détermination de Ravachol -dix policiers sont nécessaires pour le maîtriser et parmi eux "un sous-brigadier taillé en hercule". Il crie : "Vive l'anarchie ! Vive la révolution sociale ! A bas la bourgeoisie !" et fournit l'image d'un personnage un peu sauvage, pittoresque sans être sympathique, en tout cas effrayant, qui doit s'imposer parmi les lecteurs-électeurs et être suffisamment sensationnelle pour se répandre auprès de ceux à qui elle est rapportée. 
Ensuite, curieusement, dans les nombreux articles qui lui sont consacrés, il n'est plus dépeint sous des traits d'épouvante : le journal le montre souriant, calme, plaisantant avec ses gardiens, presque affable. Ce n'est plus un barbare primaire : bien qu'illettré, il possède des compétences en chimie, grâce auxquelles il peut fabriquer des bombes complexes et même inventer des dispositifs d'allumage.
Il y a dans cette nouvelle présentation une intention peut-être en partie inconsciente : le "trop célèbre anarchiste" ne doit plus passer pour un simple déclassé criminel, une tête brûlée, au bout du compte peu dangereuse pour la société ; la mise en scène de ses excellentes capacités physiques, intellectuelles et morales est destinée à le rendre encore plus redoutable pour l'ordre social.
En somme, grandir l'adversaire, c'est augmenter le sentiment du danger qu'il représente et se donner les armes pour mieux le vaincre… Et comme le journal n'oublie pas qu'il doit combattre également les réactionnaires sur sa droite et les révolutionnaires sur sa gauche, il s'efforce de mettre en évidence les accointances entre les deux . Un éditorial du 3 avril 1892 -significativement titré : " L'Ordre "- évoque ouvertement des "collusions" entre ces deux ennemis de la République, et affirme que des "agents réactionnaires" avaient déjà participé à l'abominable Commune révolutionnaire de Paris en 1871, puis avaient secondé Boulanger quand celui-ci avait voulu abattre le régime en 1889 ! Même si, un an avant les élections législatives, ces sous-entendus de complot sentent la manœuvre politique, on peut mesurer à l'aune de ce double rapprochement le degré d'inquiétude des républicains modérés.
 
De la même façon, aux mesures de sécurité prises autour des lieux où était gardé Ravachol, et complaisamment détaillées dans un article, on perçoit la "psychose", dirait-on aujourd'hui, qui a saisi les gouvernants. Quand on le transfère à Montbrison -où il doit être jugé pour un crime qu'il a reconnu- la prison est gardée militairement avec une quadruple rangée de sentinelles, toutes les rues sont barrées et des gendarmes à cheval parcourent la ville. L'impression doit être ainsi renforcée que toutes les précautions sont prises mais que le danger est tel qu'on doit effectivement redoubler d'attention.

Le Loir-et-Cher reçoit ainsi un écho délibérément grossi des actes anarchistes, une image quasi-magnifiée de leur auteur principal, Ravachol, élevé au rang d'ennemi social presque indomptable : condamné à mort, il crie encore : "Vive l'anarchie !". Rien d'étonnant à ce que l'opinion rurale, peu sensible par ailleurs aux thèmes mis en avant par les anarchistes, soit aisément convaincue du bien fondé de leur répression. Comment, au fond, un paysan solognot du XIXème siècle perçoit-il un "anarchiste" sinon comme un illuminé paresseux, ou, comme l'écrivent les gendarmes, un "déséquilibré" ?
 
 
Il est maintenant temps d'accompagner François Avoinet au cours de ses dernières heures. Dans leur rapport, les gendarmes de Salbris les décrivent assez précisément grâce aux témoignages de celles et de ceux qui l'ont vu.
Témoignage de Silvine Gitton, cultivatrice à Ronserin.
On sait qu'il a aidé un propriétaire à décharger des poissons dans le fatal réservoir des Attelleries et qu'il en a été "récompensé". Puis il est reparti au bourg de Selles Saint-Denis. Il en est revenu dans la nuit en passant par la ferme de Ronserin où la femme Dubois, après s'être renfermée "vivement",  lui a permis de prendre une poignée de paille pour protéger ses poissons du gel mais lui a refusé du pain. A minuit, Avoinet est à la ferme de Morais, où le cultivateur ne répond pas à ses appels, "ne voulant pas se trouver avec cet individu". La nuit, les vagabonds font peur en général et celui-là encore plus. Après minuit, le dernier à le voir vivant est son assassin.

Le constat des gendarmes de Salbris, 36 heures après la mort d'Avoinet.
Les gendarmes disent ne disposer d'aucun indice mais ne font sans doute guère d'efforts pour en trouver. Comment expliquer, par exemple, que, dans le silence d'une nuit solognote, personne n'ait entendu le coup de fusil qui a foudroyé le vagabond, alors que quelques dizaines de mètres seulement séparent le "réservoir" de la ferme des Attelleries ? Autre détail qui peut intriguer : le maire -celui qui demandait aux gendarmes un mois avant de "débarrasser" la commune d'Avoinet- a signalé une noyade mais n'a pas songé à retirer le corps des 50 centimètres d'eau; du coup, les gendarmes, qui n'avaient pas de raisons de se presser, n'ont découvert le crime que le lendemain ; du coup aussi, toute trace a pu être effacée. Comme le note le rapport, "la glaise était fraîchement remuée", ce qui rendait impossible la détermination de l'endroit où le corps avait été jeté à l'eau. En outre, comment peut-on croire que personne, avant les gendarmes, n'ait vu la blessure alors que le cadavre gisait sur le ventre et que la nuque était couverte de sang ? Disons qu'une victime "ordinaire" aurait suscité plus d'attention...

Témoignange du beau-frère d'Avoinet, beau père de D...
Aucun indice mais peut-être quelques soupçons. Les gendarmes rapportent que, dans l'après-midi précédant le crime, Avoinet est allé au château de la Noue où réside, comme gardienne, une de ses nièces. Là, selon le père de celle-ci, beau-frère du vagabond,  il se serait livré à "toutes sortes d'extravagances". Ce mot fétiche du langage gendarmesque en ce qui concerne Avoinet n'est nullement explicité. Déprédations ? Gestes obcènes ? Cris ? Il faut croire que la nièce en a été choquée puisque son mari, le "Sieur D…", [le nom est masqué par nous] garde particulier de la propriété, est venu signifier au coupable  -c'est toujours le beau-frère qui témoigne- une interdiction "formelle" de revenir au château. On se doute que ce vocabulaire administratif châtié ne fut pas celui du garde. Pourquoi les gendarmes n'ont-ils pas exigé du témoin les paroles exactes, presque sûrement plus menaçantes, et, surtout, pourquoi n'ont-ils pas interrogé le garde lui-même ? Peut-être que, dans l'ambiance de "satisfaction évidente" qui a accompagné la nouvelle de la mort d'Avoinet, une investigation un peu plus poussée aurait pu mécontenter le petit monde sellais … Et puis un anarchiste, même déséquilibré, valait-il de semer le trouble ?
Mais des gendarmes de la République ne sauraient dissimuler des éléments susceptibles d'orienter une enquête. Aussi concluent-ils leur exposé des faits par deux phrases qui ouvrent un espace d'interprétation. La première est de pure information : "Le climat dans lequel est situé le réservoir n'est fréquenté la nuit que par des braconniers et par des gardes chasse faisant leur ronde."
 
La seconde, enchaînée sans transition ni lien logique, est simplement juxtaposée et, de ce fait, lourde de sous-entendu : "La chasse de la ferme des Attelleries est gardée par le Sieur D…, garde particulier à La Noue."

Conclusion du rapport du 27 octobre 1898.
Il est nécessaire d'ajouter que l'année 1898, fatale à " l'anarchiste Avoinet ", fut aussi celle où Emile Zola écrivit un des "moments de la conscience humaine" pour reprendre la forte expression d'Anatole France à ses obsèques : en publiant "J'accuse", il ne relançait pas seulement "l'Affaire Dreyfus", il ouvrait aussi une des pages les plus glorieuses du combat pour les droits de l'homme.
 
Nous voilà donc avec, d'un côté, Dreyfus et le triomphe de la justice, de l'autre, Avoinet et le crime "satisfaisant". Allons, en dépit d'une légende un peu trop dorée, la balance des droits a tout de même penché du bon côté…