15 juin 1941
Une histoire de haine(s)
1940-1945 : les médecins entre eux
La haine est une passion peu avouable dans la sensibilité occidentale contemporaine, qui valorise la tolérance et le respect de la personne et du droit. Réduite aux discours allusifs, dissimulée derrière l'ironie ou l'expression polie du mépris, habillée par des codes de langage qui en masquent la rudesse, elle ne peut plus constituer ouvertement une arme politique ou un principe d'action.

            Avec le paroxysme de 14-18, le premier XXème siècle l'avait installée au coeur des rapports politiques et sociaux. Haine de la guerre, haine du fascisme, haine du communisme, haine des juifs, haines de classe : au cours des années 30, toutes ces passions assumées habitent les rapports sociaux et les débats politiques jusque dans les plus petits villages ; elles participent à la fascination exercée sur une part de la société -et particulièrement des élites - par les idéologies alors triomphantes en URSS, en Italie, en Allemagne.

La plainte contre l'Ordre des médecins du Loir-et-Cher
    
Cette version a été mise à jour et, en partie, réécrite pour tenir compte d'éléments d'archives exploités depuis sa première rédaction.

                                                                                  Bernard Lefresne  blefresne@club-internet.fr

Cette "histoire "n'est racontée qu'à partir des Archives Départementales de Loir-et-Cher, d'un registre de comptes-rendus consulté au siège du Conseil de l'Ordre des médecins de Loir-et-Cher et -marginalement- de sources internet. Les cotes consultées aux ADLC sont principalement : 1375 W 20 (ensemble des notices confidentielles établies à la préfecture sur les "personnalités "du département) ; 1375 W 58 (crimes et exactions commis par des Résistants) ; 1375 W 138 (enquêtes menées dans le département sur des "menées anti-nationales" pendant l'occupation) ; 1375 W 140 et suivants (dossiers individuels administratifs d'épuration). Les autres cotes figurent en notes.
Sur l'épuration des médecins, il faut lire la courte synthèse de Céline Lesourd dans "Une poignée de misérables, l'épuration de la société française après la seconde guerre mondiale ", sous la direction de Marc Olivier Baruch (éditions Fayard -2003) -pages 336 à 367.
La Presse locale de l'époque est consultable aux ADLC (La Nouvelle République, PER 166 ; Le Patriote - organe du Front National, PER 173 ; La Sologne libre, PER 228 ; MLN Blois, PER 156 ; Le Solognot PER 231)
Le retour de Lucien Breitman dans "Le Solognot" du 22 juin 1945
La plainte contre le Dr Marteville
La Sologne Libre du 15 juin 1945
       Mais, à la différence des régimes fascistes, autoritaires ou communistes, la République et l'Etat de droit ont établi en France une sorte d'équilibre des haines placées, si l'on peut dire, à armes égales, et contenues, en général, dans une expression littéraire ou verbale par plus d'un demi-siècle de culture démocratique. Aucun camp ne peut alors prétendre imposer ses haines à l'ensemble du corps social. Toutefois, des tensions accumulées, s'échappent ici et là de brutales poussées de violence, dont les  journées de février 1934 donnent un aper?u national. J'ai essayé de montrer, à partir d'un exemple loir-et-chérien (" Emeute à Contres ? "), comment pouvait s'opérer la transgression du débat démocratique, quand des circonstances locales abolissaient temporairement la barrière symbolique entre la haine des discours et la violence des actes. Au total, cependant, les institutions républicaines sont parvenues à domestiquer les haines, dans une atmosphère de désarroi national lourde de menaces.
Cet "équilibre" est rompu par l'effondrement de mai-juin 40 et la mise à mort de la République le 10 juillet 1940. Anticommunisme, antisémitisme et antimaconnisme désormais légalisés, les haines individuelles pouvaient  prendre le masque de l'utilité sociale, se légitimer, à l'abri de "l'ordre nouveau", par l'exigence nationale voire patriotique.
Le cas du Docteur Breitman, qui constitue le sujet de cette rubrique, est susceptible d'illustrer cette séquence sombre, ces quatre années qui hantent l'inconscient national des Français et que le procureur Mornet[1] aurait carrément voulu "rayer de notre histoire" ...
On l'exposera ici en partant des fonds d'archives publiques et en gardant à l'esprit cette difficulté: comment aborder de manière distanciée une histoire de haine, hors de toute obligation morale de condamnation des auteurs ou de compassion pour les victimes (formule empruntée à l'ouvrage : "Les discours de la haine" - Marc Deleplace éd. Septentrion-2009 ) ? Dans celle-là, Lucien Breitman est incontestablement une victime mais l'un des épilogues possible qui concerne, en juillet 1944, Jean Montagne, alors président du Conseil de l'Ordre des médecins, brouille un peu, on le verra, le tableau noir et blanc. En restant au plus près des archives et de la chronologie, avec une méfiance, hélas sans doute insuffisante, pour ces reflets du présent dans la vitrine du passé, on s'efforcera de restituer une réalité complexe.


[1] - Propos tenus lors du procès de Pétain.
 
Les trois plaintes du Docteur Breitman.

     Après un "internement" au camp de Compiègne dès septembre 1941 par les Allemands, "en raison", selon la terminologie, fran?aise celle-là, "de son opposition nettement marquée à leur égard" (Notice "strictement confidentielle" établie par la Préfecture du Loir-et-Cher en janvier 1942 -ADLC 1375 W 20), Lucien Breitman est "déporté politique" au camp SS de Sachsenhausen, là où furent internés Léon Blum, Paul Reynaud et, entre beaucoup d'autres, le Républicain espagnol Largo Caballero. 
 
Dans son recueil de poèmes " écrits en détention " A la margelle du puits (éditions La Baudinière- préface d'Henri Noguères), il répartit ses textes en deux périodes : " du 22 septembre 1941 au 29 décembre 1942 " à Compiègne, et " du 10 janvier 1943 au 8 mai 1945 " à Falkensee. Pourtant, en avril 1943, il participe au vote par correspondance des médecins du Loir-et-Cher destiné à désigner un nouveau Conseil de l'Ordre, en vain d'ailleurs, puisque le procès-verbal de dépouillement indique que ce vote a été annulé par un avis du ministre de la santé du 31 mars 1943 : sa lettre, précise le PV, est retirée. Cela signifie-t-il qu'il a confié son courrier à un proche avant son départ en janvier ou, qu'averti du scrutin, il a pu envoyer son vote de son lieu de détention ? Toujours est-il que, déporté deux années entières, libéré par les Soviétiques fin avril et rapatrié début juin 1945, il est animé, comme la plupart de ceux qui reviennent de ces enfers, par le désir de " faire justice " ou, si on le voit de l'autre côté, de vengeance. Le 30 juillet 1945, il dépose donc au Commissariat de police de Romorantin une triple plainte.
La première vise les membres, nommément désignés, du Conseil de l’Ordre des médecins du Loir-et-Cher. Ces derniers, accuse-t-il, ont provoqué ses 3 arrestations, la dernière suivi de sa déportation. Ils auraient aussi inspiré sa révocation de Conseiller Général en l’excluant du corps médical à la suite d’une enquête dont il produit le procès-verbal et qu’il estime inique puisque menée à son insu. Enfin, au moment de son arrestation, l’officier de la gestapo lui aurait montré une pièce du dossier en provenance de l’Ordre des médecins, en ajoutant que « c’étaient des Français qui exigeaient [sa] disparition ».
            La seconde plainte est tournée contre l’un de ses confrères romorantinais, le docteur Marteville, coupable, selon lui, de l’avoir dénoncé, en juillet 40, à la Kommandantur nouvellement installée à Romorantin, comme « déserteur, communiste, juif et franc-maçon » -on reconnaît là quatre des figures du mal selon Vichy.
Enfin, la troisième vise l’ancien Maire de Romorantin, nommé par Vichy, Roland De Moustier (Conseiller Général du Doubs, lié à la puissante famille romorantinaise Normant), qui, après l’avoir licencié de l’hôpital local, aurait été l’un des responsables de sa troisième arrestation.
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 Epilogues
 
 
Notes:
-Le recueil "A la margelle du puits" n'est consultable qu'à la Bibliothèque Nationale.
-Le père de Roland de Moustier était sénateur du Doubs et fut l'un des 80 à refuser les pleins pouvoirs à Pétain le 10 juillet 1940.