Blois, juin 40
l'exode raconté par un contemporain
(le texte qui suit a été mis à jour le 13/10/2010)
 
Enfouis dans les mémoires, certains événements ne se laissent pas facilement approcher. Si la seconde guerre mondiale, l'occupation, la résistance et la libération ont donné lieu à de très nombreuses études, l'exode de mai-juin 40 et l'épuration de 44-45 ont  inspiré nettement moins de recherches*. Les archives, désormais accessibles, ne manquent pourtant pas. Reste encore parfois à venir la volonté de les exploiter.


* Sur Internet, la référence "épuration 44-45" affiche 1 340 renvois, "exode 40",  22 900, "occupation allemande en France", 49 400, "libération 44", 352 000 et "Résistance 39-45", 468 000 . Les proportions sont du même ordre pour ce qui concerne les publications imprimées.
 
La couverture
Ces trois photographies illustrent le texte aux pages indiquées
(cliquer pour agrandir)
page 7
page 17
page 21
Archives Départementales de Loir-et-Cher
Broch 1511
 
          Le récit des "journées historiques de Blois" a d'abord été publié dans le quotidien "La Dépêche du Centre" entre le dimanche 8 et le mardi 17 septembre 1940. Ce journal reparaissait depuis juillet à la demande expresse des Allemands et, bien sûr, sous leur contrôle. André Jarrigeon est alors correspondant à la rédaction blésoise, rue Denis Papin, là-même où s'installa, à la Libération, La Nouvelle République (la collection 40-44 de la "Dépêche du Centre" est consultable aux ADLC, PER 100).
         
          Le texte fut ensuite édité en opuscule. L'exemplaire consulté aux ADLC (Broch 1511), paginé de 5 à 30, est une reproduction par photocopie. Les renvois du texte ci-dessous concernent le document intégralement retranscrit (dans le format PDF) avec une pagination (1 à 24) rendue différente par le retrait des trois photographies figurant ci-contre.
 
          Sur le sujet de l'exode, on lira avec grand profit le récent ouvrage d'Eric Alary: "L'Exode, un drame oublié" (éd. Perrin, 2010), avec, en particulier, sa "bibliographie sélective" qui figure pages 447 à 452.
 
Pour lire le texte intégral
(texte au format pdf)
 
Avant-propos (pages 1-2), vendredi 14 juin (pages 3-4), samedi 15 juin (pages 4-5), dimanche 16 juin (pages 6 à 11), lundi 17 juin (pages 11-12), mardi 18 juin (pages 12 à 14), mercredi 19 juin (pages 14 à 16), jeudi 20 juin (pages 16 à 18), vendredi 21 juin (page 18), Exposé du docteur Olivier, maire, (pages 19 à 22), suivi de "quelques précisions supplémentaires" (pages 23-24)
 
          La brochure "Les Journées Historiques de juin 1940 à Blois "(par André Jarrigeon, 1940, Imprimerie Arrault et Cie, Tours), dont le texte est ici mis en ligne, présente sur le sujet de l'exode un double intérêt.
 
          C'est d'abord un documentaire qui alimente la connaissance des faits. Dans sa première partie, il rend compte des événements, grands et petits, qui ont marqué la ville de Blois entre le 14 et le 21 juin 1940. Une seconde partie reprend l'exposé du Maire de Blois, Maurice Olivier, le 12 juillet 1940 devant "un certain nombre de notabilités blésoises". Ce rapport est coté aux Archives départementales de Loir-et-Cher (127 J 168) mais a, semble-t-il, disparu, ce qui rend d'autant plus précieux les "extraits" publiés par André Jarrigeon. [Je dois à l'ancien archiviste municipal (Alain Guerrier), de m'être orienté vers le texte d'André Jarrigeon pour en prendre connaissance, et à l'actuel de m'avoir dirigé vers la Bibliothèque Municipale, où j'ai pu consulter sa version intégrale imprimée]
 
          Mais, beaucoup plus encore, ce témoignage écrit en août-septembre 1940, presque à chaud donc, nous fournit un regard de contemporains sur une série d'événement qui les a sidérés, au sens premier du mot. L'auteur, jeune journaliste, a pu interroger des témoins et son récit, bien que placé sous censure, restitue leur vision au plus près des faits. Le travail échappe donc à l'habituel reproche fait aux "mémoires", suspects de reconstruction à travers, en particulier, les oublis et/ou entachés des défauts d'anachronisme qui guettent les historiens. Comme ces derniers, et à la différence essentielle des contemporains, le mémorialiste connaît, lui, la fin de l'histoire, et quelque précaution qu'il prenne, son regard s'en trouve affecté.
 
          En août-septembre 40, la mémoire a certes eu déjà le temps de commencer son travail de recomposition sous la triple influence de l'effondrement national, encore très proche, de sa version officielle culpabilisatrice abondamment diffusée par le nouveau régime et de la quasi-certitude du triomphe final allemand. Mais la proximité des événements leur confère une épaisseur qui interdit une trop grande distorsion. Leur compte-rendu peut donc porter à la fois le déroulement exact des faits et la perception que deux mois de sortie d'hébétude et de propagande pétainiste ont commencé à forger. D'autant que l'ouvrage ne se donne pas pour une oeuvre littéraire dans laquelle le style fournirait sa part de vérité ; l'auteur y borne son ambition à "aider à former les assises d'une histoire complète" et affirme plusieurs fois se contenter de citer les "notes" de ceux qu'il a interrogés. Dès lors, la modestie de l'entreprise, loin d'atténuer son intérêt, fournit une représentation dénuée d'artifices de langage.
 
          Les témoins sollicités en cette fin d'été tragique sont, pour l'essentiel, des notables locaux davantage que des anonymes ; l'auteur s'est intéressé à ceux, si peu nombreux, qui sont restés dans la ville dans ces jours de folie ; il en résulte une absence complète des principaux "acteurs", si l'on peut dire, de l'exode : ceux qui ont fui.
 
         On peut évidemment s'interroger sur ce qui l'a conduit  à ainsi limiter son regard. D'abord et avant tout, n'est pas Marc Bloch qui veut : la profonde réflexion de ce dernier, à chaud,  portait la marque de l'historien, quand il écrivit dès juillet 40 "L'étrange défaite" (Folio Histoire, 1990), lumineuse analyse de la déroute et de la société fran?aise. Ensuite, et contrairement à ce dernier texte dont l'auteur se demandait s'il serait jamais publié, la brochure de Jarrigeon était, elle, destinée à une publication immédiate et devait donc accepter d'emblée toutes les censures.
 
         Celle de l'occupant interdisait toute allusion à leur conduite de guerre mais ne dut sans doute pas se montrer, sur le sujet de l'exode, par trop féroce, la description de l'effondrement français étant tout à l'avantage du vainqueur. Celle du nouveau pouvoir légal, pourvu que ne soit pas mis en cause le dogme de "notre admirable armée", pouvait trouver argument  dans l'exposé de la panique et de l'impuissance publique pour justifier l'armistice. La moins redoutable, sans doute, ne fut pas celle des témoins eux-mêmes, plus disposés à rapporter des hardiesses que des renoncements. Tout cela conduit à un récit un peu plus lisse qu'on ne l'attend s'agissant de l'histoire  d'une tragédie nationale. Avant même la définition officielle d'une collaboration avec les vainqueurs (qui survient, rappelons-le, après l'entrevue de Montoire, en octobre 40), ceux-ci sont évoqués de manière assez neutre : l'un des témoins les trouve d'une "correction parfaite", un autre les sollicite (il s'agit d'épargner le Château) et note le travail "empressé" d'un sous-officier allemand, le Maire, de retour dans sa ville, organise avec la Kommandantur les premiers travaux de déblaiement.
 
         Censure ou autocensure oblige, les actions militaires allemandes et françaises sont présentées d'une manière également neutre avec un vocabulaire qui ne permet pas de saisir nettement les refus ou indignations de l'auteur : jamais les mots "ennemi" ou "envahisseur" ne sont évidemment utilisés, pas plus que des adjectifs qui auraient pu qualifier les bombardements ou les mitraillages, les seuls employés  étant "sévère" pour celui du dimanche 16 juin, attribué aux Italiens, et "violente" pour une canonnade française. En dépit des anecdotes rapportées par les rares témoins, la lecture de la première partie de l'ouvrage, privé de l'habillage qu'aurait fourni un style plus épique, laisse donc une impression sensiblement moins dramatique  que celle du rapport du docteur Olivier.
 
 
          Dès l'avant-propos, le décalage est saisissant entre la réalité du désastre et la vision de la situation. L'invasion et l'effondrement militaire et politique sont certes vus comme un "bouleversement profond", la ville est bien "douloureusement meurtrie", mais les "événements de juin" -on notera l'euphémisme- ouvrent un nouvel avenir plus "harmonieux" et plus "moderne". Ces "journées historiques" ont beau se vouloir seulement descriptives -et elles le sont, même partiellement -le  texte est en résonnance avec le discours officiel : du malheur surgira une nouvelle Cité.
 
          L'idée martelée par Pétain, dans ses discours des 20 et 25 juin, que "l'esprit de jouissance" des Français est la cause première de leurs malheurs, trouve un écho dans la critique voilée d'une "presque insouciante vie d'autrefois" chez les Blésois. De même, le souci d'éviter "d'inutiles polémiques", même justifié par les circonstances de l'automne 40, rejoint celui du Maréchal de montrer au monde du "calme" et de la "dignité" (discours du 25 juin 40) et de "supprimer[ons] les dissensions dans la cité" (Message du 11 juillet 40). Frappant aussi est l'optimisme du ton, là encore en accord avec la promesse d'un nouvel avenir, évoqué par Pétain dès le 25 juin, longuement détaillé dans son Message du 11 juillet 40 et renforcé par l'utilisation du futur qui ignore le doute.  
 
          Nous ignorons l'accueil que la brochure eut de la part de ses lecteurs, assez nombreux, semble-t-il, puisqu'elle connut deux éditions successives rapidement épuisées. Mais si nous ne pouvons fonder sur lui l'idée culpabilisante selon laquelle "l'insouciance" des Français faisait alors consensus pour expliquer le désastre, il nous faut admettre qu'elle était présente chez une partie au moins des élites locales. La "Dépêche" cite, par exemple, le 7 août 1940, le docteur Olivier, maire socialiste de la ville, qui demande "qu'aux discussions vaines et dilatoires d'antan se substitue l'esprit réalisateur", ou encore, le 11 août, une autre vieille figure blésoise, l'avocat radical-socialiste Hubert-Fillay pour qui "le temps n'est plus où l'on prenait un discours pour des actes". Le choc du désastre a ébranlé les convictions les mieux établies.
 
          Le récit de ces "journées historiques" met en évidence, sans surprise, deux images forces. D'une part, l'ampleur du mouvement d'exode, d'autre part, l'extrême confusion administrative. Même le souci, deux à trois mois seulement après les "événements", d'éviter toute "polémique inutile", ne cherche pas à masquer la quasi-totale disparition de toute autorité, civile ou militaire. Rien ne fonctionne plus : ordres imprécis, voire contradictoires, chaînes d'information rompues au point de ne plus communiquer que par une affiche manuscrite, fixée tard le soir à la porte de la mairie, au point aussi que le préfet doive, en personne, venir à l'entrée du Pont, d'ailleurs en vain, pour "calmer et rassurer la population", fuite sans gloire de la plupart des cadres, locaux et départementaux -qui peuvent trouver dans des instructions incohérentes matière à justifier leur désertion-, incapacité militaire: les exemples abondent d'une autorité en déliquescence. Remarquons aussi que l'exode a précédé les bombardements ennemis qui ne peuvent du coup être allégués comme éléments légitimement déclencheurs.
 
       La vision qui ressort est celle d'un troupeau sans âme. L'absence de description, même minimale, nous prive évidemment d'une approche sensible de l'exode, ici ramené, à la manière d'un film muet, à un apocalyptique embouteillage, sans que jamais soient montrés les "exodiens". Il ne subsiste alors que la nudité des faits derrière laquelle apparaît crûment la déchéance d'une société entière. Voilà, par exemple, trois Blésois qui trouvent, dans une ferme proche, "9 vaches abandonnées" et encore, errant sur la route, "une vache et deux mulets". Une autre source vérifie cette terrifiante régression: le maire de Maves (commune beauceronne au nord-est de Blois) écrit au préfet à la mi-juin pour lui demander ce qu'il doit faire, tous ses administrés -des paysans- ayant fui, laissant sur place leurs animaux (ADLC - 1375 W 42)...
 
         Les précisions fournies par le docteur Olivier confirment, et au-delà, l'impression : une ville de plus de 20 000 habitants n'en aurait plus conservé qu' "à peine 300 ou 400" valides avec un millier de vieillards, malades et aliénés abandonnés au dévouement d'une petite poignée de bénévoles ! Si le nombre est exact -il n'y a aucun moyen de le vérifier- il montre à quel point la panique a gouverné les comportements. D'un coup, les liens sociaux se sont dissouts. Plus de guides, plus de responsables. Pas davantage de réflexe d'auto-organisation sociale qui viendrait compenser la carence des institutions et témoignerait ainsi que, même abandonnée à elle-même, la société conservait une cohésion minimale. Ainsi, un seul médecin secondé par 7 infirmières a dû prendre en charge les malades, les blessés, les accouchements, et encore s'agissait-il de l'inspecteur départemental d'hygiène -un exemple presque unique de cadre demeuré sur place. Les vieillards de l'Hôpital Général, pratiquement abandonnés, ne sont pris en charge que par un abbé de passage.  Il reste à la préfecture 11 personnes, préfet compris. Quant à la municipalité -il est vrai moins importante à cette époque- elle semble absente, même avant la mort du député faisant fonction de maire, tué le 16 juin dans sa maison bombardée.
 
          Evasion des prisonniers de droit commun, égarement des nombreux aliénés  et pillages sont évoqués avec un minimum de détails -sans doute le souci d'éviter toute "polémique inutile"- mais n'en fournissent pas moins un témoignage de l'effondrement de l'autorité publique et, au-delà, de tout sens des responsabilités. Dès le 16 juin au soir, de toute manière, le Préfet et la Police ont quitté Blois, près de quarante-huit heures avant l'arrivée des Allemands. Quand le Maire parvient à rejoindre la Ville en flammes, sans pompiers, le 21 juin, il doit organiser une police auxiliaire avec des citoyens requis pour limiter les pillages : seuls demeurent, pour le maintien de l'ordre,  le garde-champêtre et un agent municipal!
 
          Ce court récit met aussi en évidence, sans doute à l'insu même de son auteur, la faiblesse de l'organisation militaire. Entre "La résistance de Blois commence !" ( page 17) et "La résistance de Blois était terminée !" (page 20), s'autorise-t-il tout de même un procédé de style qui marquerait de manière involontairement ironique la vanité de l'opération, et serait dans ce cas souligné par l'emploi des points d'exclamation ?  Le reste du récit ne vérifie en tout cas pas un esprit de défense bien rigoureux de l'armée : le premier bombardement, dans la nuit du 14 au 15 juin est effectué par l'aviation ennemie "tout à loisir" puisque "nulle défense anti-aérienne ne protège la ville" ; le 16 juin, l'attaque aérienne "de grande envergure" qui frappe la ville n'a donné lieu à aucune alerte. Disloquées, les unités ne cessent de se réorganiser. En fin de compte, après la destruction d'une arche du pont par le Génie dans la soirée du 18 juin, les Allemands peuvent tout de même franchir aisément le fleuve, les troupes chargées de défendre le passage "ayant décroché sans prévenir" ! Bref, l'organisation militaire n'est pas décrite plus efficace que l'administration civile. Il faut noter qu'aucune remarque ne vient accréditer l'idée répétée par le nouveau régime selon laquelle l'exode aurait joué un grand rôle dans la débâcle militaire : aucune des (petites) manoeuvres des troupes n'est signalée entravée par le flot civil.
 
          Puisque les structures politiques et administratives semblent s'être évaporées, le rôle des personnalités peut être mis en évidence. De la mortelle blessure reçue le 16 juin par Emile Laurens, député faisant fonction de maire, au retour dans la ville, le 21 juin, de Maurice Olivier, maire en titre, aucune autorité municipale n'est notée : il n'est question que du préfet, de la "police spéciale" (renseignements généraux), de bénévoles, jamais d'élus municipaux. Si l'on suit l'exposé de Maurice Olivier le 12 juillet, le maire ne  prend réellement en main l'organisation des secours que le 21 juin, payant de sa personne pour remettre en état de marche tel ou tel service -de la police au rétablissement de l'eau à la demande expresse de l'occupant en passant par la veille à l'hôpital psychiatrique.
 
         Dans une ville en ruines et en flammes, il s'efforce de  reconstituer un petit Etat : premiers contacts avec les Allemands, création d'une monnaie provisoire, réquisitions de nourriture et organisation de soupes populaires, inhumation des cadavres laissés à l'abandon, abattage des chiens errants ou prisonniers des maisons abandonnées, etc... De même, l'auteur et le maire évoquent en termes semblables le rôle décisif tenu par le seul gardien du château demeuré sur place pour empêcher la destruction de ce dernier, ou par des religieuses restées au service des aliénés à l'hôpital psychiatrique déserté par tous ses cadres médicaux et administratifs.
 
          Bref, l'enseignement de ces "journées historiques" serait que face à la faillite du régime, la volonté de personnes courageuses et décidées pouvait être porteuse d'espoirs, quelle que soit leur origine sociale ou politique. Il ne faut guère solliciter le texte pour y retrouver l'apparente évidence du message maréchalo-paternaliste, à la fois culpabilisateur et porteur d'une dure rédemption à base de travail et de dévouement.
 
    Epilogue...
 
    Quatre ans après la tragédie du printemps 40 et la publication de son récit d'apocalypse, l'héroïsme était toujours à l'honneur. Mais celui de 1940 avait perdu de son éclat.
   
    Quelques uns des "héros" de l'époque furent arrêtés dès la mi-août 44 par les FFI, et les tribunaux d'épuration les condamnèrent. Pour ne prendre que deux exemples, le sauvetage du château Louis XII ne préserva pas plus Ludovic Guignard de la dégradation nationale que son "inlassable dévouement" n'épargna la réclusion à Hélène Kreiss, l'un et l'autre  jugés coupables de "menées antinationales" et de collaboration avec l'ennemi.
 
    C'est qu'à l'effondrement national de mai-juin 40 avaient succédé 4 longues années d'oppression et d'occupation au cours desquelles l'emprunt d'un chemin estimé ensuite digne ne fut ni chose si facile ni attitude si commune.