L'émotion est-elle au rendez-vous de cette dernière séance ? Il faut nous résigner à admettre qu'il n'en existe aucune autre trace que le registre des délibérations municipales, sauf à espérer que les journaux intimes d'éventuels auditeurs paraissent un jour.
Une justification ?
 
Jusqu'à cette délibération n° 491, l'ordre du jour a traité de questions sans passions particulières -encore que l'une d'elles ait revêtu une forte charge symbolique : il a été admis que le vote des femmes nécessitait d'agrandir l'urne pour le prochain scrutin municipal , le Maire devant présider le Bureau. Le reste n'était que de la gestion habituelle liée aux préoccupations de la période -par exemple le partage du bénéfice conséquent d'une "soirée artistique", organisée par le personnel de l'usine Bronzavia de Blois, entre la cantine scolaire et les familles de deux FFI cellettois morts pour la France.  
 
Le discours d' "Adieux du Maire", retranscrit sous ce titre, en tant que dernière délibération apparaît ici insolite. Document administratif communal analogue à ce qu'est le JO pour l'Etat, le registre des délibérations municipales peut parfois porter témoignage dans sa rédaction de doléances collectives. Ainsi, le 6 octobre 1938, au lendemain des accords de Munich, le Conseil, unanime, "décide d'envoyer au Gouvernement une adresse de remerciement pour avoir sauvegardé la Paix lors du conflit entre l'Allemagne et la Tchéco-Slovaquie" -ce qui en dit long sur l'aveuglement du pacifisme ambiant. Mais le Secrétaire de Mairie a pris soin d'indiquer que cette adresse était faite "hors séance". C'est encore une cérémonie qui, exceptionnellement, y laisse une trace, comme l'inauguration du "Foyer Familial" en 1937 ou la remise de la Légion d'Honneur à Edouard Barbier, le 29 janvier 1939.
 
Mais la fonction de "livre d'or" ne fait pas partie de celles que la loi autorise au registre des délibérations municipales. Le Secrétaire de Mairie et le Maire le savent. Qu'est-ce qui a donc amené ce dernier à faire écrire ses épanchements dans un recueil sans autres lecteurs que les autorités préfectorales -et la postérité ? Aucun de ses précesseurs de la IIIème République ne l'a fait, mais aucun, il est vrai, ne s'était trouvé dans sa position de Maire non candidat à sa succession (trois étaient décédés en fonction, un autre, battu aux élections, et le dernier avait démissionné en cours de mandat).
 
Il n'empêche qu'en donnant un caractère officiel à une déclaration largement personnelle, il contournait quelque peu les règles qui présidaient à la rédaction des délibérations municipales.
Les années allemandes et vichyssoises ont tant marqué les esprits et les imaginaires,  que nous sommes, 60 ans plus tard, encore tentés de chercher des arrière-pensées, là où il ne faut peut-être lire que le simple désir de souligner la valeur d'un bilan au moment de passer la main. Edouard Barbier, instituteur retraité, Maire depuis 1926, réélu en 1929 et en 1935, pouvait très bien souhaiter marquer sa sortie en ces circonstances exceptionnelles 
 
Pourquoi préciser alors les raisons qui l'avaient conduit à poursuivre ses fonctions municipales en 1940 ? A-t-il eu ne serait-ce que l'écho de sous-entendus critiques à ce sujet au moment de la libération, quand la débâcle du régime de Vichy avait ouvert une brève période de non-pouvoir dans une ambiance de parole libérée ? Mais quels reproches aurait-il pu encourir, alors même que, si Vichy l'avait maintenu, comme un Maire du département sur deux, le Préfet de la Libération l'a confirmé après avis du Comité Départemental de Libération, lui délivrant ainsi un brevet de bonne conduite sous l'occupation ? Reste que le paragraphe en tête de ces "adieux" a l'aspect d'une justification -avec une curieuse confusion puisqu'il se donne en 1940 son âge de 1945, cet écrasement de la chronologie précédant le cri du coeur du Procureur Mornet au procès Pétain, 4 mois plus tard: "quatre ans à rayer de notre Histoire ...". Edouard Barbier aussi, d'une certaine fa?on, a fait "don de sa personne" à sa commune, comme un rempart de protection de la jeunesse, pour préserver l'avenir.
 
Fierté du devoir accompli face à "l'infâme occupant", à coup sûr. Avec, refoulé, un obscur sentiment de faiblesse ? Après tout, Camille Chautemps lui-même, figure du radicalisme national et haut dignitaire ma?on, si admiré dans le département, dont il fut le député, et à Cellettes (c'est lui qui a inauguré le Foyer familial et remis la Légion d'honneur au Maire), avait brièvement fait cause commune avec Pétain après l'avoir soutenu lors du funeste vote du 10 juillet 1940. Peut-être l'ambivalence des Fran?ais face au régime de Vichy, face au Maréchal, qu'il faut distinguer de la compromission collaboratrice, transparait-elle finalement dans ce bilan-testament dressé fièrement à la fin d'un mandat aussi mouvementé.
 
 
*
*    *
Vieux radical-socialiste, dans une assemblée qui partage ses opinions républicaines, laïques et modérées, à l'exception du seul élu "conservateur" survivant, Edouard Barbier nous fournit, dans un texte court et sobre, le regard  de sa génération après la si douloureuse séquence de l'occupation et du régime de Vichy.
Au premier niveau de lecture, on enregistre un classique bilan de fin de mandat. "Voilà ce que nous avons fait et nous avons tout lieu d'en être fiers". L'ordre du bilan d'avant-guerre indique les priorités de l'époque, ce qu'une population rurale attendait d'abord de ses élus : avant tout, les chemins communaux, l'électrification et la prudence de la gestion. Exactement ce que le Conseil Municipal sortant, élu en 1929, promettait de réaliser sur son affiche de candidature en 1935.
 
Tout aussi naturellement, le bilan du temps de l'occupation et le vocabulaire utilisé mettent l'accent sur l'attitude patriotique ("nous avons résisté") et le rôle protecteur de l'institution communale (nous avons "secouru", "aidé", "rendu service"). Nul apprêt, nulle volonté ou arrière pensée politique de séduction ne sont détectables dans cette courte déclaration presque sans lyrisme -d'ailleurs adressée à un public restreint, ses "chers amis du Conseil Municipal et [vous] du Bureau de Bienfaisance".
 
Du coup, la sincérité du ton nous ouvre un second niveau de lecture.
extrait d'une affiche électorale (élections municipales de 1935)
Pour le Maire, ces 5 années sont des années de guerre marquées par une "infâme" occupation. L'armistice de juin 40 puis la collaboration de l' "Etat français" avec les vainqueurs ont beau avoir suspendu l'état de guerre, Edouard Barbier appelle un chat, un chat,  l'occupation, la guerre, et l'occupant, "l'ennemi allemand" .
 
Aucune allusion au cadre institutionnel dans lequel cette "infamie" s'est exercée, au régime de Vichy : à peine si l'émouvante affirmation d'attachement à la république semble implicitement le condamner, avec ici plus un souci d'avenir ( "jusqu'à mon dernier souffle"), dicté par ce que le  radical-socialiste âgé perçoit de bouleversements en cours ("de nouvelles obligations et de nouveaux travaux qui excéderaient mes forces"). La mémoire spontanée, immédiate, d'Edouard Barbier, c'est l'Occupation, ce n'est pas Vichy.
 
Ira-ton chercher chez ce vieux républicain le souci d'occulter un épisode traumatisant de l'histoire nationale ? On a signalé plus haut qu'il a, durant l'Occupation, été suffisamment correct pour que le Préfet le confirme en tant que Maire. Mais ce qu'il veut retenir des années 40-44, lui, et avec lui sans doute ceux à qui il s'adresse, ce sont les "vexations" et les "exigences" de "l'ennemi allemand", pas la collaboration des autorités françaises avec cet ennemi ni les tentatives de ces dernières de fonder un "Etat français" sur les ruines de la République.
La formule gaullienne de "guerre de 30 ans", destinée à fondre en une seule séquence les deux guerres 14-18 et 39-45, en retirant donc à la seconde sa spécificité, avait toutes les chances de séduire ces hommes âgés pour qui l'Allemand restait l'ennemi. "Nul et de nul effet" : cette autre formule gaullienne pour solder le régime de Vichy est parfaitement illustrée ici par le silence quant à la collaboration et les gouvernements qui l'ont pratiquée.
 
Le Maire, à l'opposé, exalte la Résistance. En avril 1945, le mot a pris du poids même s'il n'a pas encore le sens sacré et global que ses acteurs de tous bords politiques vont lui donner -d'ailleurs dans la délibération, il est écrit sans majuscule. Significativement, Edouard Barbier associe de façon exclusive la Résistance à la jeunesse : lui-même et les autres, adultes et âgés, ont bien "résisté" aux "exigences de l'ennemi", mais avec la modeste conscience du "devoir", sans héroïsme revendiqué, "tout simplement". L'évocation douloureuse de son petit-fils, "tombé au champ d'honneur" -expression de la Grande Guerre- en "août dernier" -c'est à dire dans les combats de la Libération et non au cœur de la nuit de l'occupation, mesure ce que le vieil homme entend par "résistance héroïque" : un affrontement de type militaire avec l'ennemi, à la manière des combats de 14-18, une affaire de soldats, de jeunes donc, plutôt qu'une guerre subversive menée par un peuple entier sous diverses formes dans la clandestinité.
Après le non-dit, le décalé : loin de l'image de bouleversement que nous laissent l'été puis l'automne 1944, le Maire parle d'un simple, pourrait-on dire, "nouveau gouvernement". Alors que la Libération a pu paraître aux yeux mêmes des contemporains -en tout cas, de l'ensemble des mouvements de résistance- comme le début d'une ère nouvelle, une rupture nécessaire avec le passé -ce qu'elle fut dans bien des domaines- le Maire appelle de ses voeux la continuité de "l'esprit que nous avons gardé jusqu'à présent et qui est celui de notre république". "Notre république", c'est à dire celle que les radicaux-socialistes défendront vainement contre tous ou presque au referendum de l'automne 45: la IIIème.
 
Etrangement, dans des circonstances aussi fortes, dans une France bouleversée, en partie détruite à l'image de la ville voisine de Blois, Edouard Barbier place dans les acquis de son action "pendant la guerre" l'obtention d'une subvention pour la réalisation d'un terrain de jeu scolaire à Cellettes ! Le Maire ne semble pas s'interroger sur la validité d'un engagement obtenu sous un autre régime, à moins que son parti-pris de continuité républicaine ne lui dissimule l'ampleur des bouleversements à l'oeuvre dans le pays. Lui ne fait pas du "passé table rase". Son successeur, Marcel Contour, plus pragmatique, tout en reprenant le dossier, jugera peu raisonnable, dans les circonstances troublées du temps, de consacrer de l'argent à des " travaux pas indispensables"  (délibération du 28 février 1946).
Adieux chargés d'émotion, sans doute, mais adieux décalés par rapport à une réalité dramatique. Au-delà de l'anecdote locale, au-delà de ce livre fermé sur une génération formée au XIXème siècle, nous pouvons lire dans ces adieux le désarroi de notables ruraux  devant l'ampleur des ruptures entraînées par l'effondrement de 1940 et l'occupation. Quant au silence sur Vichy, il ne peut trouver sa place que dans la perception du régime par ces élus de base : régime regrettable sans aucun doute, mais porteur à leurs yeux d'une certaine légalité et incarné dans Pétain, à qui beaucoup d'hommes de leur génération ont voué admiration et respect presque jusqu'au bout et en dépit de tout. Amenés par les nécessités quotidiennes à en suivre les directives par préfet interposé, ils ont "servi l'Etat fran?ais"  -pour reprendre le titre de l'ouvrage de M-O Baruch ["Servir l'Etat fran?ais", éd. Fayard, 1997, avec une préface de J.P. Azéma]. Mais en avril 45, Edouard Barbier, ses "chers amis du Conseil?" et ses électeurs peuvent-ils avoir conscience de cela ? Dans le fond, le silence, qui n'assume ni ne rejette Vichy, était la position correspondant le mieux à ce à quoi ils avaient dû s'accommoder cinq ans durant.