Le glissement républicain
 
Le passage de l'Empire à la République s'est effectué à Cellettes sans le moindre changement électoral. 11 des 12 Conseillers municipaux élus en 1871 l'avaient déjà été en 1870, et 8, dès 1865. D'ailleurs, le vote plébiscitaire de 1870 avait montré à peu près le même attachement à Napoléon III que celui de 1852 : les opposants n'étaient passés que de 2,7 à 5,6 %, quand ils avaient plus que quintuplé leur nombre dans le reste du département (de 2 360 à 12 318 -respectivement 3,98 et 17,73 % des suffrages exprimés). Autoritaire ou libéral, l'Empire avait gardé la faveur des paysans cellettois qui, comme partout en France, appréciaient les progrès de ses deux décennies.
 
Continuité aussi dans le choix du Maire et de son adjoint : nommés par le préfet impérial, Eusèbe de Bellaing et Joseph de Belot sont désignés sans difficultés par les Conseillers municipaux lorsque le préfet républicain sollicite leur avis dès la proclamation de la République, en septembre 1870 ; ils resteront d'ailleurs en place jusqu'à leur mort (1885 pour le second et 1889 pour le premier). On peut supposer que l'un et l'autre ont conservé leur fidélité bonapartiste mais aucune source d'archive publique ne permet de le vérifier. Ce n'est que très lentement que l'opinion républicaine pénètre l'opinion, à la faveur des affrontements nationaux entre monarchistes et républicains de la décennie 1870, et en même temps sans doute que décroît l'influence des "châtelains" 
 
Nous disposons actuellement de 4 sources permettant d'apprécier le glissement des élus cellettois pendant cette période.
La première , une lettre (ci-contre) de Jules Brisson au Préfet, date de décembre 1887 (ADLC 3 M 364) ; elle exprime l'avis de ce Conseiller d'Arrondissement bien au fait des tendances locales sur les 3 délégués sénatoriaux (deux titulaires et un suppléant) élus au scrutin secret par le Conseil Municipal : Pierre Beaudoin, Joseph Augé (titulaires) et Victor Taillebois (suppléant), qui recueillent la majorité absolue dès le premier tour (8 voix pour les deux premiers, 7 pour le troisième). Si ces désignations revêtent une grande importance pour notre sujet, c'est qu'elles entrent dans le cadre d'un des rares votes à caractère politique prescrit -mais sans débat - à  une assemblée municipale.
 
Dans les institutions de la Troisième République naissante, le Sénat occupe une place capitale au cœur du pouvoir législatif : rien ne peut se décider contre lui. Survivance d'un vote à deux degrés, avec un faux air de scrutin censitaire, il permet de contourner le suffrage universel en amortissant ses effets, en diluant les désirs de tous les citoyens (et le masculin est ici obligatoire) dans un bain de notables locaux, supposés plus "raisonnables". Expression privilégiée de la France rurale alors largement majoritaire, il traduit à merveille l'état de son opinion ; c'est lorsqu'il a basculé dans le camp républicain, en janvier 1879, que le régime a pu s'affirmer. Autant dire que la désignation des délégués sénatoriaux par les Conseils municipaux est suivie de près par le Préfet. Si nous sommes, plus d'un siècle plus tard, à la recherche des opinions politiques de chaque Conseiller, les élus du temps, eux, les connaissent : qui sait la tendance de chaque délégué peut donc aisément en déduire celle de la majorité (en l'occurrence, 8 élus sur 12).
 
Et c'est ici que Jules Brisson nous facilite la tâche : avec la prudence qui s'impose  ("sans garantir absolument cette classification je crois cependant qu'elle est exacte", ADLC 3 M 366), il classe les trois délégués dans le même camp : le sien, celui des "opportunistes", ces républicains modérés (mais non "modérément républicains", selon, plus tard, le mot de l'un d'entre eux, Waldeck Rousseau) qui gouvernent le pays à partir de 1877. Ainsi le Conseil municipal de Cellettes, sans changer de Maire, a-t-il basculé dans le camp républicain quand d'autres, comme celui de Chailles, également évoqué dans le même document par Brisson, peinent à s'écarter des "réactionnaires" (entendons : les monarchistes).
 
Les élections sénatoriales suivantes confirment le positionnement républicain puis, bientôt, radical modéré, de la majorité municipale. Pour celle de 1906, un autre Conseiller Général, Eugène Boudin, radical, lui, et bon connaisseur du terrain électoral, situe les 2 délégués (Pierre Beaudoin et Adolphe Ruet) dans les "progressistes" et le suppléant (Hubert Vallet) dans les "républicains de gauche", deux nuances du centre-droit, issues du courant opportuniste : le Conseil reste dans les eaux calmes des premiers républicains.
 
Aux sénatoriales de 1920, un pointage préfectoral donne deux délégués cellettois titulaires aux radicaux-socialistes et un suppléant aux radicaux : le glissement a eu lieu. En 1924, changement de nuances, non de fond : un radical-socialiste et deux radicaux. (ADLC - 3 M 364 et suivants). Même quand la droite issue du courant opportuniste, alliée aux ex-monarchistes, est bien représentée au Conseil Municipal, elle ne réussit qu'à faire désigner un délégué sénatorial suppléant (Maurice Bégé, en 1896, et Hubert Vallet, en 1905).
 
La continuité électorale, qui avait joué en faveur des notables au début de la Troisième République et jusqu'à la fin du XIXème siècle, sert désormais et jusqu'au bout du régime une gauche radicale modérée, dont on verra qu'elle gère les affaires locales en père de famille, prudent et attentif à l'ordre et à l'économie.
 
La seconde source , déjà citée plus haut, concerne Bernard Bauchard, élu adjoint 2 ans plus tard, à la mort du Maire, Eusèbe de Bellaing : on a vu que Brisson le situe  républicain modéré. Il précise même, et cette fois avec assurance : "républicain rallié très modéré". "Un parfait honnête homme", ajoute-t-il,  "dont l'opinion politique n'est pas très caractérisée". (ADLC - 3 M 802). Si Brisson entend par là que Bauchard, catholique monarchiste rallié à la République 4 ans avant l'encyclique du pape Léon XIII, n'est pas affilié à l'une des mouvances républicaines "opportunistes" ou "radicales", il pourrait tout aussi bien appliquer cette définition à la majorité du Conseil d'alors, élu en 1888 et pour qui la République est désormais le régime le plus rassurant, sans que cela implique un choix idéologique bien précis.
 
La troisième source confirme, en 1894, l'orientation républicaine dominante: à la demande du Préfet,  Louis Petit, alors Conseiller Général du Canton de Blois-Ouest, y certifie que le nouvel adjoint, Louis Daridan, élu à la place de Bernard Bauchard, décédé, ainsi qu' Alexandre Bourbon-Jouanneau  sont bien tous deux républicains. (ADLC - 3 M 802).
 
Le goût du pouvoir central pour le contrôle de la société, exercé sur le terrain local par le Préfet, nous offre une quatrième source, précieuse par son exhaustivité : ce sont les notices établies, de 1904 à 1929, pour chaque commune, avec plus ou moins de rigueur, et fournissant les " tendances politiques des élus"   (ADLC-3 M 1151 et suivants).
 
 Pour leur réalisation, l'appétence centralisatrice du pouvoir a conduit à une classification unifiée de l'opinion publique qui ne tient donc compte ni des réalités locales ni de la difficulté de faire entrer des élus municipaux dans une nomenclature politique valable surtout au niveau national. Au tournant du XXème siècle, cette dernière s'est enrichie de nouveaux courants : tout le monde s'affirmant désormais hautement républicain - signe du triomphe de l'idée - le qualificatif ne suffit plus à caractériser une opinion. Chaque élection nationale voit apparaître de nouvelles tendances, parfois simples étiquettes neuves sur des tendances déjà existantes, que le Ministre de l'Intérieur officialise en adressant aux Préfets une liste de courants classés de l'extrême droite à l'extrême gauche.
1906
Réactionnaire
Nationaliste
Progressiste
 
Républicain de gauche
Radical
Radical-socialiste
Socialiste indépendant
Socialiste unifié
 
 
 
1910
Réactionnaire
Nationaliste
Progressiste
 
Républicain de gauche
Radical
Radical-socialiste
Socialiste indépendant
Socialiste unifié
 
 
révolutionnaire
1914
Réactionnaire
 
Progressiste
Fédération des gauches
Républicain de gauche ou Alliance républicaine démocratique
Radical et Radical-socialiste
 
Républicain socialiste ou Socialiste unifié
 
 
révolutionnaire
1919
Conservateur ou Action fran?aise
 
Progressiste
 
Républicain de gauche ou Alliance républicaine démocratique
Radical et Radical-socialiste
Républicain socialiste
Socialiste unifié
 
 
Extrémiste
1928
Conservateur
 
Union républicaine démocratique
 
Républicain de gauche
Républicain radical
Radical et Radical-socialiste
Républicain socialiste
Socialiste SFIO
 
 
Communiste
1932
Conservateur
Républicain indépendant
Union républicaine démocratique
Démocrate populaire
Républicain de gauche
Radical indépendant
Radical et Radical-socialiste
Républicain socialiste
Socialiste SFIO
 
Socialiste-communiste
Communiste
1936
Conservateur
 
Union républicaine démocratique
Démocrate populaire
Républicain de gauche
Radical indépendant
Radical-socialiste
Socialiste indépendant
Socialiste SFIO
Union socialiste et républicaine
Pupiste et communiste dissident
Communiste
Tableau établi à partir des télégrammes ministériels aux préfets à chaque élection législative (ADLC - sous série 3 M)
Mais les "nouveautés" politiques se répandent moins vite dans les communes rurales que dans les Assemblées parisiennes : au début du XXème siècle, les catégories des années 1890 continuent d'y avoir cours et le Préfet, sagement, adapte le classement ministériel. La nomenclature devient alors, de l'extrême droite à l'extrême gauche : réactionnaire/nationaliste/rallié/progressiste/républicain de gauche/radical/radical-socialiste/socialiste. C'est sur cette échelle, encore bien sophistiquée, qu'il convient de classer les conseillers municipaux -et il est possible qu'elle ait plongé dans la perplexité nombre d'élus locaux... On prendra garde aussi à ne pas tomber dans l'anachronisme : gauche et droite appartiennent au vocabulaire politique courant, aujourd'hui comme hier, mais elles désignent des réalités non superposables. Nous utiliserons donc les mots au sens où on les entendait à l'époque et non à celui du début du 21ème siècle.
Enfin et bien entendu, la prudence s'impose dans le traitement de cette source.
 
Des noms figurant sur quelques chemises cantonales en 1908 suggèrent que des personnalités politiques amies du pouvoir, tels Eugène Treignier, député, ou Pierre Tassin, sénateur, ont été mises à contribution. Une circulaire préfectorale de 1919, notée " confidentiel et urgent " confirme le fait : le Conseiller Général du canton de Saint-Aignan est prié de compléter les notices communales de son canton. Parfois, c'est l'ancien maire qui est sollicité. Il ne faut pas attendre de ces acteurs de la vie politique locale une appréciation nuancée et distanciée. L'échelle de leur classement n'a bien souvent que deux degrés : ami ou adversaire. Enfin, à partir de 1912, nombre de notices communales sont signées des Maires eux-mêmes et revêtues du sceau municipal?
 
Il ne s'agit donc pas d'une déclaration individuelle ou d'un tableau officiel soumis au regard public; on peut même penser que le travail se fait souvent à l'insu des intéressés. D'ailleurs, ceux-ci  se seraient-ils reconnus dans ces classements ? Si chacun pouvait sans peine se classer "républicain" ou non, la plupart des élus ruraux refusaient toute étiquette, et des Maires, méfiants, se contentent d'indiquer : "tous les conseillers sont républicains sans aucune étiquette" (Sougé/Braye), ou "tous républicains" (Azé) ou encore "tous travailleurs acharnés" (Sainte-Anne).
 
Beaucoup semblent marquer leurs réticences à dévoiler ce qu'ils considèrent comme un choix strictement personnel en inscrivant tous les conseillers dans une unique colonne , en particulier quand le Conseil est issu d'une "liste d'union municipale", ce qui est une fa?on de dissimuler à l'autorité administrative son éclectisme politique. Dans ces conditions, les indications risquent de n'être pas toujours pertinentes ! "Tous Républicains de gauche", ou tous "Radicaux-socialistes" -les deux tendances les mieux représentées - ne nous renseigne guère sur la diversité ou l'affrontement des opinions?
 
Dans les deux cantons de Blois qui nous intéressent ici, le travail semble plus fiable : les élus sont répartis sur la quasi-totalité du spectre politique proposé par le Préfet, avec des ratures indiquant une réelle attention. En opérant des regroupements par grandes tendances, on est donc en mesure d'apprécier les évolutions sur le quart de siècle qui encadre la Grande Guerre avec une part raisonnable d'incertitude.

Pour les communes des deux cantons blésois (Blois-Est et Blois-Ouest), le glissement vers le centre et la gauche (voir légende) est repérable sur les cartes dressées à partir des notices, en dépit d'évolutions contrastées liées sans doute aux histoires et événements locaux et à l'impact des personnalités.

(la couleur attribuée à la commune est déterminée par celle de la majorité des élus, ou, dans les cas douteux, par celle du Maire).
De 1904 à 1929 , la droite monarchiste perd toute influence (de 22,4  à 5,1 % des élus municipaux), la droite républicaine recule (de 52,5 à 37,6 %) et la gauche radicale modérée s'installe (de 24 à 57,4 %).
 
Encore convient-il de ne pas surestimer ces mouvements : en même temps que l'opinion, l'offre politique a beaucoup évolué sous l'influence des courants nés à gauche, radicaux, puis socialistes, puis communistes, qui poussent en quelque sorte vers la droite les courants existants. Il existe donc un double glissement dont on peine à apprécier l'ampleur : d'une part, la défaite monarchiste étant consommée dès les années 1880, la société évolue dans le sens d'un républicanisme plus affirmé - vers la gauche pourrait-on dire; d'autre part, sous la poussée de groupes à leur gauche, les forces politiques installées deviennent plus modérées, se "déradicalisent" lentement, vers la droite.
 
Le radicalisme des années 20 n'offre plus le visage engagé des débuts de la Troisième République, le socialisme de 1930 ne déclenche plus les réactions de rejet qu'il suscitait au début du siècle et, tout naturellement, le "républicain de gauche" de 1900 se retrouve radical en 1910 tandis que le radical-socialiste pourra, dans les années 30, fréquenter sans trop de difficultés des eaux socialistes devenues plus tièdes derrière un discours encore brûlant. Délicat, donc, de peser, dans le "gauchissement" de la société rurale, ce qui revient à une réelle évolution et ce qui est dû au thermomètre politique qui la mesure… On observera plus loin d'ailleurs la persistance des pesanteurs conservatrices dans des municipalités d'affichage progressiste.
 
Ces réserves en tête, l'évolution du Conseil Municipal de Cellettes de la droite vers la gauche est indiscutable. Encore convient-il de noter, pour tempérer cette information, que l'ensemble demeure modéré.
 
Le basculement est déjà amorcé en 1900 puisqu'un anti-clérical de choc - et  d'influence chez les paysans-vignerons - Alphonse Carré, courtier en vins, est élu adjoint. En 1908, le mouvement reste timide, après un léger reflux en 1904. Mais il est aussi en partie dissimulé par le fait que le Maire conserve une majorité personnelle, assise sur son ancienneté et sur son autorité : Pierre Beaudoin est, à ce moment, plus ou moins en charge de la commune depuis plus d'un demi siècle ! Notons cependant qu'il n'a recueilli que 7 voix lors du vote le confirmant comme Maire, alors qu'aux cinq élections précédentes, il obtenait de 9 à 11 suffrages. Certes son grand âge (85 ans) a dû jouer son rôle dans cette relative désaffection. Mais, plus sûrement, son positionnement politique et le fait qu'il ait comme adjoint (choisi ?) un châtelain (Jacques Geoffroy d'Assy) rebutaient une minorité radicale toujours animée, semble-t-il, par le Combes local, Alphonse Carré.
 
A partir de 1912 , à l'issue d'élections explicitement politisées, le Conseil municipal de Cellettes s'installe à gauche, dans un radical-socialisme modéré, dont il faudra examiner s'il se traduit en actes ou s'il ne s'agit que d'une posture sans conséquences sur la gestion de la commune. Aux quatre élections suivantes, l'opinion de droite n'est plus représentée que très minoritairement (de 1 à 3 élus) et il faut attendre celle qui suit la Libération, en mai 1945, pour que l'équilibre se rétablisse entre 6 conseillers à qui est attribuée l'étiquette "Union Républicaine Démocratique" (droite républicaine) et 6 représentants de gauche (2 radicaux-socialistes et 4 Front National - Résistance ) (ADLC 3 W 367), le Maire, Marcel Contour, restant à gauche, après une désignation très mouvementée (il a fallu deux séances et une menace de démission collective des élus de gauche pour parvenir au choix du Maire et des 2 adjoints (1 de gauche et un de droite).